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Condillac ait fait d’abord, entre la valeur et l’utilité, une confusion que Morellet aurait certainement évitée et qu’Adam Smith dissipait d’une manière plus ou moins judicieuse par sa distinction entre la valeur d’usage et la valeur d’échange. L’ouvrage devait avoir trois livres : la mort de l’auteur l’empêcha de l’achever.

Le Trosne entreprit de combattre Condillac partout où celui-ci s’émancipait de l’autorité du maître : aussi a-t-il mis de nombreuses pages de polémique dans son Intérêt social (1777). Le Trosne a raison, contre Condillac, de croire que l’échange n’ajoute en soi aucune valeur aux choses échangées[1] ; il a raison d’établir, bien avant J.-B. Say, que la vente n’est que la moitié d’un échange[2] ; mais sa définition de la valeur, qu’il réduit à être seulement « le rapport d’échange que les productions ont entre elles[3] » et qu’il regarde comme une « qualité absolue, inhérente à la chose et en elle-même indépendante des jugements que nous portons[4] », est certainement moins

    nous, ou la valeur et l’utilité sont la même chose — ce qui est faux ; — ou bien Condillac a eu tort de donner deux formes à sa pensée. Mais Condillac se relève évidemment quand il approfondit le caractère subjectif de la valeur, en invoquant cette fois, non pas l’usage ou l’utilité de la chose, mais le sentiment conscient que nous avons de notre besoin. « La valeur, dit-il, est moins dans la chose que dans l’estime que nous en faisons, et cette estime est relative à notre besoin : elle croît et diminue, comme notre besoin croît et diminue… Quoiqu’on ne donne point d’argent pour se procurer une chose, elle coûte si elle coûte un travail. La valeur des choses est principalement dans le jugement que nous portons de leur utilité… Mais on est porté à la regarder comme une qualité absolue, qui est inhérente aux choses indépendamment des jugements que nous portons, et cette notion confuse est une source de mauvais raisonnements » (Ibid., pp. 253-255). — Il y a là aussi, sur la valeur variable de l’eau, suivant qu’on va la chercher plus ou moins loin, des réflexions qui font penser d’avance à Bastiat dans ses exemples sur la valeur du service d’apporter de l’eau (Voyez Bastiat, Harmonies économiques, ch. v ; — voyez aussi nos Éléments d’économie politique, 2e édit., p. 32).

  1. Op. cit., ch. II, § 1, éd. Daire, pp. 903 et s.
  2. Ibid., §2, p. 908. Cette idée est fréquemment exprimée déjà par Quesnay (Grains, éd. Oncken, p. 238) et Mercier de la Rivière (Ordre naturel et essentiel, éd. Daire, p. 537) : mais les physiocrates n’avaient pas su l’exploiter.
  3. Ibid., ch. I, §4, p. 889.
  4. Ibid., ch. II, §1, p. 906.