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ne prend d importance que par la place qu’il occupe dans le récit. Ce sont les multiples clichés d’un film cinématographique qui, dans leur rapide succession aux yeux du spectateur, lui donnent l’impression de la vie réelle.

La sûreté avec laquelle l’auteur fait manœuvrer, au cours de ces petits événements, héros, héroïnes et comparses est merveilleuse. Il ne leur échappe jamais une phrase, jamais un geste qui ne soit pas celui que comportent la situation et leur personnalité. Nous reconnaissons chaque fois qu’ils devaient agir ainsi et ne pouvaient agir autrement. Si, à la première lecture leur conduite nous étonne quelquefois, en réfléchissant, nous comprenons qu’elle n’a rien d’impossible, et qu’elle est la mieux appropriée au développement de l’intrigue. On a reproché à Jane Austen, l’intervention de Lady Catherine de Bourgh auprès d’Elisabeth pour lui arracher la promesse de repousser Darcy ; mais l’impétuosité et la violence naturelle de la vieille et autocratique « Lady » ont pu vraisemblablement abaisser un instant sa fierté jusqu’à cette humiliante démarche. Ce moyen de ramener Darcy auprès d’Elisabeth, de même que leur rencontre imprévue dans sa propriété de Pemberley peut sembler un peu artificiel. Mais ne voyons-nous pas chaque jour des personnes agir, sous le coup d’une émotion, contrairement aux maximes de toute leur existence ; ne sommes-nous pas souvent étonnés de coïncidences bien plus extraordinaires que celles qui ont servi à Jane Austen à dénouer son intrigue ? Des gens gagnent deux fois le gros lot, et ce n’est pas un spectacle rare que celui de deux voisins de la Cannebière se rencontrant dans le même coin de Paris et révolutionnant tout un café par leur joie tonitruante. Ce serait une peinture inexacte de la vie, qu’un roman où les caractères seraient réglés comme des machines, où les événements n’auraient jamais rien d’imprévu. Le hasard existe, et le romancier a le droit d’en user, à condition de ne pas lui faire violence.