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l’orchestre ordinaire de toute samacueca. La danseuse et son partenaire se campent fièrement en face l’un de l’autre, la main gauche sur la hanche. Aux premières vibrations de la viguela, les assistants entonnent une chanson semi-burlesque, Les danseurs suivent aussitôt le mouvement rhythmique, et commencent une série de passes ; la danseuse pirouette souvent avec une certaine affectation de dédain, le cavalier combine ses pas de manière à se trouver en face de la belle dédaigneuse, et montre durant ce manége une constance héroïque dont elle finit par lui savoir gré, car elle s’humanise peu à peu et se rapproche de lui ; mais, rappelant bientôt toutes les forces de sa volonté, elle s’éloigne de nouveau, pirouette encore et cherche à se soustraire au charme qui l’enivre. Vains efforts ! la passion l’entraîne ; un dernier élan la conduit à son danseur comme le fer à l’aimant, et elle laisse tomber son mouchoir.

Quand la femme du peuple danse la samacueca, elle y apporte une fougue sans pareille. Ses mouvements sont vifs et gais, quelquefois inégaux comme le vol du papillon, quelquefois réguliers comme les oscillations du pendule ; souvent elle piétine d’une façon bruyante et particulière ; puis tout à coup la pointe de son pied, effleurant le parquet, décrit des courbes silencieuses. Cette danse, chez la femme du monde, n’a rien dont la morale sévère puisse s’offusquer ; on n’y voit guère que des pas cadencés avec art, une désinvolture pleine de molle flexibilité, enfin des gestes gracieux et modérés.

À l’époque de l’année où les beautés de San-Iago, la capitale du Chili, viennent chercher dans les bains de mer un soulagement contre les ardeurs de l’été, les salons de Valparaiso présentent une animation inaccoutumée. Alors chaque soir on entend le piano jeter par les fenêtres ouvertes ses notes évaporées ; la danse redouble d’ardeur ; l’attrait du plaisir prévaut sur les absurdes préjugés, et la samacueca