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visible à cette époque. Quelqu’un pria une jeune fille de chanter : elle fit d’abord la moue et résista coquettement à nos supplications (or, celle-là faisait exception parmi les Chilenas) ; mais, sur une remontrance que sa mère lui adressa en ces termes : Vaya pues, niña, no ses majadera, elle prit sa guitare, et commença une romance qui rappelait les fadaises héroïques de l’empire.

Debo partir, mi dulce amiga,
La suerte cruel lo exige asi.
Patria y honor asi lo manda,
Mi corazon se queda aqui
[1].

Au second vers, une voix grave sortit de l’un des manteaux et se joignit à celle de la chanteuse ; une deuxième voix, puis une troisième murmurèrent timidement d’abord ; bientôt elles prirent leur essor, et ce fut le signal d’un chœur bizarre, où tous les assistants exécutaient leur partie avec un flegme imperturbable. Quelques notes de musique avaient suffi pour arracher les hommes à leur contemplation silencieuse, les vieilles femmes à leurs graves discours, et les jeunes filles à leurs folles causeries.

La danse n’est pas moins en faveur à Valparaiso que la musique. Par malheur, on commence à répudier là, comme en Espagne, ces drames chorégraphiques où le jeu de la physionomie et la mobilité du geste suppléent si merveilleusement à la parole. Ainsi la samacueca, danse gracieuse et coquette, s’est vue reléguée dans les basses classes de la société ; les rares femmes du monde qui savent la danser encore, désavouent ce talent, et l’on triomphe avec peine de l’étrange opiniâtreté qu’elles apportent à voiler une de leurs séductions. Un chœur de voix, un raclement de guitare composent

  1. Je dois partir, ma douce amie : le sort cruel le veut ainsi. Patrie et honneur me le commandent, mais mon cœur reste ici.