Page:Radiguet - Souvenirs de l’Amérique espagnole, 1856.djvu/36

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vous jouer de la guitare ? Puis on ajoute aussitôt, sans employer la formule dubitative : Usted canta, señor. Malheur à ceux qui sont en mesure de répondre affirmativement à l’une ou à l’autre de ces demandes ! À l’instant même on voudra mettre leurs talents à l’épreuve ; puis chaque jour invariablement on les priera de tocar ou de cantar.

Les Chilenas en général jouent assez agréablement du piano, quelques-unes ont la voix d’une extrême douceur ; mais nous n’avons pas trouvé dans la société de Valparaiso un seul véritable talent musical. La romance française y règne en souveraine ; les femmes la chantent avec peu d’expression, et surtout avec un accent insupportable. Quand elles daignent chanter la romance espagnole, leur voix prend un charme particulier, et on les écoute avec un vrai plaisir. Nous n’avons guère entendu chanter ces dernières romances que dans les salons de second ordre, chez les véritables enfants du pays. Quand la chanteuse faisait frémir sa viguela, les assistants semblaient obéir à un pouvoir magique, et unissaient leurs voix à la sienne. Un de ces concerts improvisés nous est resté dans la mémoire. C’était dans un modeste salon de l’Almendral ; nous devisions gaiement avec les niñas en fumant des cigarettes. Trois personnages, drapés dans leurs manteaux comme des Espagnols du bon temps, étaient entrés depuis une heure ; ils avaient à peine salué et s’étaient assis, le chapeau descendu jusqu’aux yeux, le manteau monté jusqu’au nez, sur des chaises disposées en ordre contre la cloison. Depuis ce moment, immobiles, muets et impassibles, on les eût pris pour des statues, si leurs yeux noirs, grands et limpides, n’avaient suffisamment protesté contre une pareille supposition. La partie active de l’assemblée se composait de deux groupes : le nôtre, où l’on causait et où l’on riait ; puis, à l’autre extrémité de l’appartement, se trouvait un groupe de vieilles femmes, où l’on parlait avec inquiétude d’une comète