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mitive. Celui d’entre nous qui fut le premier servi s’empressa d’en faire l’essai, et porta le tube à ses lèvres en fumeur expérimenté. Près de lui, une femme semblait prendre à l’opération un vif intérêt ; elle vit le mouvement, et, mue par un sentiment charitable, elle s’écria : Cuidao, señor, esta muy caliente el mathé ! — prenez garde, monsieur, le mathé est bouillant. Il était trop tard. À sa première aspiration, l’infortuné bondit comme en délire et laissa tomber à ses pieds la boisson infernale ; il avait reçu dans la bouche un jet liquide, bouillant et dévorant comme du plomb fondu. Cette mésaventure éveilla notre prudence, et nous pûmes savourer sans encombre cette liqueur, dont l’arôme et le goût nous parurent infiniment préférables à ceux du thé. On servit ensuite des dulces : c’était du coco râpé et confit, de la conserve de roses et des azucarillas ; puis, l’heure de la séparation étant arrivée, on nous fit promettre de revenir le lendemain.

Quand un étranger s’est montré durant une semaine dans un salon de Valparaiso et qu’il s’abstient un ou deux soirs d’y venir, son absence est remarquée. Si elle dure plusieurs jours, il peut s’attendre à subir un fort réjouissant interrogatoire, qui aura pour thème cette phrase, répétée vingt fois par les femmes : — Esta usted enamorado ? — Une réponse affirmative ne fait, comme on le pense bien, que déterminer une nouvelle série de questions. Les curieuses, veulent naturellement alors connaître le nom de l’hechicera (enchanteresse) dont l’étranger subit le charme. Or, les Chilenas sont deux fois femmes, quand il s’agit de pénétrer un mystère d’amour. Nous dirions volontiers que, seules au monde, leurs voisines du Pérou possèdent à un degré plus exorbitant l’antique et fatale qualité de Pandore. Souvent il arrive que, harcelé dans sa discrétion, l’enamorado répond galamment à celle qui l’interroge qu’elle seule est son hechicera. Malgré le plaisir avec lequel on accepte cette déclaration à brûle-