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l’opportunité dont parle Montaigne. En effet, notre appétit, aiguillonné par l’absinthe de l’exercice et du grand air, eût affronté sans hésitation le plat de lentilles de la Bible et le classique brouet noir. Nous fîmes donc fête à la cuisine bretonne, et, réconfortés à souhait, nous nous remîmes en route. — En sortant de Ploudaniel, nous traversâmes une campagne plate, inculte, marécageuse. Cette végétation des lieux humides, où le jonc et la prêle tiennent une si grande place, la couvre dans presque toute son étendue ; des arbres au feuillage sombre en marquent au loin la limite. Les parties solides du terrain sont indiquées çà et là par des rochers blancs, qui percent le sol et semblent des troupeaux endormis à l’ombre de quelques buissons de landes, de genêts et de ronces venus là par mégarde. Le paysage, aux tons roux et vert glauque, fait éprouver un sentiment de tristesse qui se dissipe bientôt, si toutefois on s’y aventure avec le plus médiocre instinct du chasseur. Partout le long de petits sentiers, les lièvres, pour faire foi de leur passage, ont apposé sur la glaise les trois piqûres de leur griffe, et des bandes d’oiseaux aquatiques tiennent sur l’herbe rase leurs conciliabules, avec la gravité d’Arabes groupés autour d’un conteur. La parfaite intuition de nos règlements cynégétiques peut seule leur inspirer cette sécurité dont ils font parade ; il fallait, en quelque sorte, mettre le pied sur les pluviers et les vanneaux pour les contraindre à s’effaroucher un peu ; encore ne s’envolaient-ils que par manière d’acquit, et pour revenir presque aussitôt à la même place, en montrant moins d’effroi que d’étonnement de cette violation inusitée de leurs domaines avant l’ouverture de la chasse.