Page:Racine Théâtre Barbou 1760 tome2.djvu/59

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quand votre heureux amour peut tout ce qu’il déſire ;
Lorſque Rome ſe taît ; quand votre père expire ;
Lorſque tout l’univers fléchit à vos genoux ;
Enfin, quand je n’ai plus à redouter que vous.

Titus

Et c’eſt moi ſeul aussi qui pouvois me détruire.
Je pouvois vivre alors & me laiſſer ſéduire.
Mon cœur ſe gardoit bien d’aller dans l’avenir
Chercher ce qui pouvoit un jour nous déſunir.
Je voulois qu’à mes vœux rien ne fût invincible ;
Je n’examinois rien, j’eſpérois l’impoſſible.
Que ſais-je ? J’eſpérois de mourir à vos yeux,
Avant que d’en venir à ces cruels adieux.
Les obſtacles ſembloient renouveler ma flamme,
Tout l’empire parloit. Mais la gloire, Madame,
Ne s’étoit point encor fait entendre à mon cœur,
Du ton, dont elle parle au cœur d’un empereur.
Je ſais tous les tourmens où ce deſſein me livre.
Je ſens bien que, ſans vous, je ne ſaurois plus vivre ;
Que mon cœur de moi-même eſt prêt à s’éloigner :
Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner.

Bérénice

Eh bien ! régnez, cruel, contentez votre gloire.
Je ne diſpute plus. J’attendois, pour vous croire,
Que cette même bouche, après mille ſermens
D’un amour, qui devoit unir tous nos momens,
Cette bouche, à mes yeux, s’avouant infidelle,
M’ordonnât elle-même une abſence éternelle.
Moi-même j’ai voulu vous entendre en ce lieu ;
Je n’écoute plus rien, & pour jamais adieu.
Pour jamais, ah, Seigneur, ſongez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?
Dans un mois, dans un an, comment ſouffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me ſéparent de vous ?
Que le jour recommence, & que le jour finiſſe,
Sans que jamais Titus puiſſe voir Bérénice ?
Sans que, de tout le jour, je puiſſe voir Titus ?
Mais quelle eſt mon erreur, & que de ſoins perdus !