Page:Racine Théâtre Barbou 1760 tome2.djvu/58

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Un trouble assez cruel m’agite & me dévore,
Sans que des pleurs ſi chers me déchirent encore.
Rappellez bien plutôt ce cœur, qui, tant de fois,
M’a fait de mon devoir reconnoître la voix.
Il en eſt temps. Forcez votre amour à ſe taire ;
Et d’un œil, que la gloire & la raiſon éclaire,
Contemplez mon devoir dans toute ſa rigueur.
Vous-même contre vous fortifiez mon cœur.
Aidez-moi, s’il ſe peut, à vaincre ſa foibleſſe,
À retenir des pleurs qui m’échappent ſans ceſſe.
Ou, ſi nous ne pouvons commander à nos pleurs,
Que la gloire du moins ſoutienne nos douleurs ;
Et que tout l’univers reconnoiſſe, ſans peine,
Les pleurs d’un empereur, & les pleurs d’une reine.
Car enfin, ma princeſſe, il faut nous ſéparer.

Bérénice

Ah, cruel ! Eſt-il temps de me le déclarer ?
Qu’avez-vous fait, hélas ! Je me ſuis crue aimée.
Au plaiſir de vous voir mon ame accoutumée
Ne vit plus que pour vous. Ignoriez-vous vos loix,
Quand je vous l’avouai pour la première fois ?
À quel excès d’amour m’avez-vous amenée ?
Que ne me diſiez-vous : princeſſe infortunée,
Où vas-tu t’engager, & quel eſt ton eſpoir ?
Ne donne point un cœur qu’on ne peut recevoir.
Ne l’avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre,
Quand de vos ſeules mains ce cœur voudroit dépendre ?
Tout l’empire a vingt fois conſpiré contre nous.
Il étoit temps encor. Que ne me quittiez-vous ?
Mille raiſons alors conſoloient ma miſère.
Je pouvois de ma mort accuſer votre père,
Le peuple, le ſénat, tout l’empire romain,
Tout l’univers, plutôt qu’une ſi chère main.
Leur haine, dès long-temps, contre moi déclarée,
M’avoit à mon malheur, dès long-temps, préparée.
Je n’aurois pas, Seigneur, reçu ce coup cruel,
Dans le temps que j’eſpère un bonheur immortel ;