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Si je n’euſſe ſongé juſques à mon retour
Que mon éloignement vous prouvoit mon amour,
Et que le ſouvenir de mon obéiſſance
Pourroit en ma faveur parler en mon abſence ;
Et que penſant à moy vous penſeriez auſſi
Qu’il faut aimer beaucoup pour obéir ainſi.

Antigone
Oui, je l’avais bien cru qu’une ame ſi fidèle
Trouveroit dans l’abſence une peine cruelle ;
Et ſi mes ſentiments ſe doivent découvrir,
Je ſouhaitais, Hémon, qu’elle vous fît ſouffrir,
Et qu’étant loin de moi, quelque ombre d’amertume
Vous fît trouver les jours plus longs que de coutume.
Mais ne vous plaignez pas : mon cœur chargé d’ennui
Ne vous ſouhaitoit rien qu’il n’éprouvat en luy ;
Surtout depuis le temps que dure cette guerre,
Et que de gens armez vous couvrez cette terre.
O dieux ! à quels tourments mon cœur s’eſt vu ſoumis,
Voyant des deux coſtez ſes plus tendres amis !
Mille objets de douleur déchiraient mes entrailles ;
J’en voyais & dehors & dedans nos murailles ;
Chaque aſſaut à mon cœur livroit mille combats,
Et mille fois le jour je ſouffrais le trépas.

Hémon
Mais enfin qu’ai-je fait, en ce malheur extreſme,
Que ne m’ait ordonné ma princeſſe elle-meſme ?
J’ai ſuivi Polynice, & vous l’avez voulu :
Vous me l’avez preſcrit par un ordre abſolu.
Je luy vouai dès lors une amitié ſincère ;
Je quittai mon pays, j’abandonnai mon père ;
Sur moy par ce départ j’attirai ſon courroux ;
Et pour tout dire enfin, je m’éloignai de vous.

Antigone
Je m’en ſouviens, Hémon, & je vous fais juſtice :
C’eſt moy que vous ſerviez en ſervant Polynice ;
Il m’étoit cher alors comme il l’eſt aujourd’hui,
Et je prenais pour moy ce qu’on faiſçait pour luy.
Nous nous aimions tous deux dès la plus tendre enfance,