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ALEXANDRE LE GRAND,


TRAGEDIE. — 1665.




AU ROI.


SIRE,

Voici une seconde entreprise qui n’est pas moins hardie que la première. Je ne me contente pas d’avoir mis à la tête de mon ouvrage le nom d’Alexandre, j’y ajoute encore celui de Votre Majesté ; c’est-à-dire que j’assemble tout ce que le siècle présent et les siècles passés nous peuvent fournir de plus grand. Mais, SIRE, j’espère que Votre Majesté ne condamnera pas cette seconde hardiesse, comme elle n’a pas désapprouvé la première. Quelques efforts que l’on eût faits pour lui défigurer mon héros, il n’a pas plutôt paru devant elle, qu’elle l’a reconnu pour Alexandre. Et à qui s’en rapportera-t-on, qu’à un roi dont la gloire est répandue aussi loin que celle de ce conquérant, et devant qui l’on peut dire que tous les peuples du monde se taisent, comme l’Écriture l’a dit d’Alexandre ? Je sais bien que ce silence est un silence d’étonnement et d’admiration ; que, jusques ici, la force de vos armes ne leur a pas tant imposé que celle de vos vertus. Mais, SIRE, votre réputation n’en est pas moins éclatante, pour n’être point établie sur les embrasements et sur les ruines ; et déjà Votre Majesté est arrivée au comble de la gloire par un chemin plus nouveau et plus difficile que celui par où Alexandre y est monté. Il n’est pas extraordinaire de voir un jeune homme gagner des batailles, de le voir mettre le feu par toute la terre. Il n’est pas impossible que la jeunesse et la fortune l’emportent victorieux jusqu’au fond des Indes. L’histoire est pleine de jeunes conquérants ; et l’on sait avec quelle ardeur Votre Majesté elle-même a cherché les occasions de se signaler dans un âge où Alexandre ne faisait encore que pleurer sur les victoires de son père. Mais elle me permettra de lui dire que, devant elle, on n’a point vu de roi qui, à l’âge d’Alexandre, ait fait paraître la conduite d’Auguste ; qui, sans s’éloigner presque du centre de son royaume, ait répandu sa lumière jusqu’au bout du monde ; et qui ait commencé sa carrière par où les plus grands princes ont tâché d’achever la leur. On a disputé chez les anciens si la fortune n’avait point eu plus de part que la vertu dans les conquêtes d’Alexandre. Mais quelle part la fortune peut-elle prétendre aux actions d’un roi qui ne doit qu’à ses seuls conseils l’état florissant de son royaume, et qui n’a besoin que de lui-même pour se rendre redoutable à toute l’Europe ? Mais, SIRE, je ne songe pas qu’en voulant louer Votre Majesté, je m’engage dans une carrière trop vaste et trop difficile ; il faut auparavant m’essayer encore sur quelques autres héros de l’antiquité ; et je prévois qu’à mesure que je prendrai de nouvelles forces, Votre Majesté se couvrira elle-même d’une gloire toute nouvelle ; que nous la reverrons peut-être, à la tête d’une armée, achever la comparaison qu’on peut faire d’elle et d’Alexandre, et ajouter le titre de conquérant à celui du plus sage roi de la terre. Ce sera alors que vos sujets devront consacrer toutes leurs veilles au récit de tant de grandes actions, et ne pas souffrir que Votre Majesté ait lieu de se plaindre, comme Alexandre, qu’elle n’a eu personne, de son temps, qui pût laisser à la postérité la mémoire de ses vertus. Je n’espère pas être assez heureux pour me distinguer par le mérite de mes ouvrages, mais je sais bien que je me signalerai au moins par le zèle et la profonde vénération avec laquelle je suis,

SIRE,
DE VOTRE MAJESTÉ,
Le très-humble, très-obéissant, et très-fidèle serviteur et sujet,
RACINE.




PREMIÈRE PRÉFACE


Je ne rapporterai point ici ce que l’histoire dit de Porus, il faudrait copier tout le huitième livre de Quinte-Curce ; et je m’engagerai moins encore à faire une exacte apologie de tous les endroits qu’on a voulu combattre dans ma pièce. Je n’ai pas prétendu donner au public un ouvrage parfait ; je me fais trop justice pour avoir osé me flatter de cette espérance. Avec quelque succès qu’on ait représenté mon Alexandre, et quoique les premières personnes de la terre et les Alexandres de notre siècle se soient hautement déclarés pour lui, je ne me laisse point éblouir par ces illustres approbations. Je veux croire qu’ils ont voulu encourager un jeune homme, et m’exciter à faire encore mieux dans la suite ; mais j’avoue que, quelque défiance que j’eusse de moi-même, je n’ai pu m’empêcher de concevoir quelque opinion de ma tragédie, quand j’ai vu la peine que se sont donnée certaines gens pour la décrier. On ne fait point tant de brigues contre un ouvrage qu’on n’estime