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Rentrent dans mes vaisseaux pour partir avec moi,
Venez, et qu’à l’autel ma promesse accomplie
Par des nœuds éternels l’un à l’autre nous lie.

MONIME.

Nous, seigneur ?

MITHRIDATE.

Nous, seigneur ? Quoi, madame ! osez-vous balancer ?

MONIME.

Et ne m’avez-vous pas défendu d’y penser ?

MITHRIDATE.

J’eus mes raisons alors : oublions-les, madame.
Ne songez maintenant qu’à répondre à ma flamme.
Songez que votre cœur est un bien qui m’est dû.

MONIME.

Hé ! pourquoi donc, seigneur, me l’avez-vous rendu ?

MITHRIDATE.

Quoi ! pour un fils ingrat toujours préoccupée,
Vous croiriez…

MONIME.

Vous croiriez… Quoi, seigneur ! vous m’auriez donc trompée ?

MITHRIDATE.

Perfide ! il vous sied bien de tenir ce discours,
Vous qui, gardant au cœur d’infidèles amours,
Quand je vous élevais au comble de la gloire,
M’avez des trahisons préparé la plus noire !
Ne vous souvient-il plus, cœur ingrat et sans foi,
Plus que tous les Romains conjuré contre moi,
De quel rang glorieux j’ai bien voulu descendre
Pour vous porter au trône où vous n’osiez prétendre ?
Ne me regardez point vaincu, persécuté :
Revoyez-moi vainqueur, et partout redouté.
Songez de quelle ardeur dans Éphèse adorée,
Aux filles de cent rois je vous ai préférée ;
Et négligeant pour vous tant d’heureux alliés,
Quelle foule d’États je mettais à vos pieds.
Ah ! si d’un autre amour le penchant invincible
Dès lors à mes bontés vous rendait insensible,
Pourquoi chercher si loin un odieux époux ?
Avant que de partir, pourquoi vous taisiez-vous ?
Attendiez-vous, pour faire un aveu si funeste,
Que le sort ennemi m’eût ravi tout le reste,
Et que, de toutes parts me voyant accabler,
J’eusse en vous le seul bien qui me pût consoler ?
Cependant, quand je veux oublier cet outrage,
Et cacher à mon cœur cette funeste image,
Vous osez à mes yeux rappeler le passé !
Vous m’accusez encor, quand je suis offensé !
Je vois que pour un traître un fol espoir vous flatte.
À quelle épreuve, ô ciel, réduis-tu Mithridate !
Par quel charme secret laissé-je retenir
Ce courroux si sévère et si prompt à punir ?
Profitez du moment que mon amour vous donne :
Pour la dernière fois, venez, je vous l’ordonne.
N’attirez point sur vous des périls superflus,
Pour un fils insolent que vous ne verrez plus.
Sans vous parer pour lui d’une foi qui m’est due,
Perdez-en la mémoire, aussi bien que la vue ;
Et désormais sensible à ma seule bonté,
Méritez le pardon qui vous est présenté.

MONIME.

Je n’ai point oublié quelle reconnaissance,
Seigneur, m’a dû ranger sous votre obéissance :
Quelque rang où jadis soient montés mes aïeux,
Leur gloire de si loin n’éblouit point mes yeux.
Je songe avec respect de combien je suis née
Au-dessous des grandeurs d’un si noble hyménée ;
Et malgré mon penchant et mes premiers desseins
Pour un fils, après vous, le plus grand des humains,
Du jour que sur mon front on mit ce diadème,
Je renonçai, seigneur, à ce prince, à moi-même.
Tous deux d’intelligence à nous sacrifier,
Loin de moi, par mon ordre, il courait m’oublier.
Dans l’ombre du secret ce feu s’allait éteindre ;
Et même de mon sort je ne pouvais me plaindre,
Puisque enfin, aux dépens de mes vœux les plus doux,
Je faisais le bonheur d’un héros tel que vous.
Vous seul, seigneur, vous seul, vous m’avez arrachée
À cette obéissance où j’étais attachée ;
Et ce fatal amour dont j’avais triomphé,
Ce feu que dans l’oubli je croyais étouffé,
Dont la cause à jamais s’éloignait de ma vue,
Vos détours l’ont surpris, et m’en ont convaincue.
Je vous l’ai confessé, je le dois soutenir.
En vain vous en pourriez perdre le souvenir ;
Et cet aveu honteux où vous m’avez forcée,
Demeurera toujours présent à ma pensée ;
Toujours je vous croirais incertain de ma foi :
Et le tombeau, seigneur, est moins triste pour moi
Que le lit d’un époux qui m’a fait cet outrage,
Qui s’est acquis sur moi ce cruel avantage,
Et qui, me préparant un éternel ennui,
M’a fait rougir d’un feu qui n’était pas pour lui.

MITHRIDATE.

C’est donc votre réponse ? et, sans plus me complaire,
Vous refusez l’honneur que je voulais vous faire ?
Pensez-y bien. J’attends pour me déterminer…

MONIME.

Non, seigneur, vainement vous croyez m’étonner.
Je vous connais : je sais tout ce que je m’apprête,
Et je vois quels malheurs j’assemble sur ma tête :
Mais le dessein est pris ; rien ne peut m’ébranler.
Jugez-en, puisque ainsi je vous ose parler,
Et m’emporte au-delà de cette modestie
Dont jusqu’à ce moment je n’étais point sortie.
Vous vous êtes servi de ma funeste main
Pour mettre à votre fils un poignard dans le sein :
De ses feux innocents j’ai trahi le mystère ;
Et quand il n’en perdrait que l’amour de son père,