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BÉRÉNICE,


TRAGÉDIE. — 1670.




À MONSEIGNEUR COLBERT,


SECRÉTAIRE D’ÉTAT, CONTRÔLEUR GÉNÉRAL DES FINANCES, SURINTENDANT DES BÂTIMENTS, GRAND TRÉSORIER DES ORDRES DU ROI, MARQUIS DE SEGNELAY, etc.


MONSEIGNEUR,

Quelque juste défiance que j’aie de moi-même et de mes ouvrages, j’ose espérer que vous ne condamnerez pas la liberté que je prends de vous dédier cette tragédie. Vous ne l’avez pas jugée tout à fait indigne de votre approbation. Mais ce qui fait son plus grand mérite auprès de vous, c’est, Monseigneur, que vous avez été témoin du bonheur qu’elle a eu de ne pas déplaire à Sa Majesté.

L’on sait que les moindres choses vous deviennent considérables, pour peu qu’elles puissent servir ou à sa gloire ou à son plaisir ; et c’est ce qui fait qu’au milieu de tant d’importantes occupations, où le zèle de votre prince et le bien public vous tiennent continuellement attaché, vous ne dédaignez pas quelquefois de descendre jusqu’à nous, pour nous demander compte de notre loisir.

J’aurais ici une belle occasion de m’étendre sur vos louanges, si vous me permettiez de vous louer. Et que ne dirais-je point de tant de rares qualités qui vous ont attiré l’admiration de toute la France ; de cette pénétration à laquelle rien n’échappe ; de cet esprit vaste qui embrasse, qui exécute tout à la fois tant de grandes choses ; de cette âme que rien n’étonne, que rien ne fatigue !

Mais, Monseigneur, il faut être plus retenu à vous parler de vous-même ; et je craindrais de m’exposer, par un éloge importun, à vous faire repentir de l’attention favorable dont vous m’avez honoré ; il vaut mieux que je songe à la mériter par quelques nouveaux ouvrages : aussi bien c’est le plus agréable remerciement qu’on vous puisse faire. Je suis avec un profond respect,

MONSEIGNEUR,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
RACINE.




PRÉFACE


Titus, reginam Berenicen… cui etiam nuptias pollicitus ferebatur… statim ab urbe dimisit invitus invitam[1].

C’est-à-dire que « Titus, qui aimait passionnément Bérénice, et qui même, à ce qu’on croyait, lui avait promis de l’épouser, la renvoya de Rome, malgré lui et malgré elle, dès les premiers jours de son empire. » Cette action est très-fameuse dans l’histoire ; et je l’ai trouvée très-propre pour le théâtre, par la violence des passions qu’elle y pouvait exciter. En effet, nous n’avons rien de plus touchant dans tous les poëtes, que la séparation d’Énée et de Didon, dans Virgile. Et qui doute que ce qui a pu fournir assez de matière pour tout un chant d’un poëme héroïque, où l’action dure plusieurs jours, ne puisse suffire pour le sujet d’une tragédie, dont la durée ne doit être que de quelques heures ? Il est vrai que je n’ai point poussé Bérénice jusqu’à se tuer, comme Didon, parce que Bérénice n’ayant pas ici avec Titus les derniers engagements que Didon avait avec Énée, elle n’est pas obligée, comme elle, de renoncer à la vie. À cela près, le dernier adieu qu’elle dit à Titus, et l’effort qu’elle se fait pour s’en séparer, n’est pas le moins tragique de la pièce ; et j’ose dire qu’il renouvelle assez bien dans le cœur des spectateurs l’émotion que le reste y avait pu exciter. Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie : il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie.

Je crus que je pourrais rencontrer toutes ces parties dans mon sujet ; mais ce qui m’en plut davantage, c’est que je le trouvai extrêmement simple. Il y avait longtemps que je voulais essayer si je pourrais faire une tragédie avec cette simplicité d’action qui a été si fort du goût des anciens ; car c’est un des premiers préceptes qu’il nous ont laissés : « Que ce que vous ferez, dit Horace, soit toujours simple et ne soit qu’un. » Ils ont admiré l’Ajax de Sophocle, qui n’est autre chose qu’Ajax qui se tue de regret, à cause de la fureur où il était tombé après le refus qu’on lui avait fait des armes d’Achille. Ils ont admiré le Philoctète, dont tout le sujet est Ulysse qui vient pour surprendre les flèches d’Hercule. L’Œdipe même, quoique tout plein de reconnaissances, est moins chargé de matière que la plus simple

  1. Suet. in Tito, cap 7.