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Jorgon m’avait expliqué, comme un paysan sait dire ces choses, que si, par hasard, le petit venait Jdurant son absence, il faudrait le séparer de la mère, sans hésiter. Je fis religieusement tout ce qu’il avait recommandé. J’embrassai la pauvre patiente : « Du courage chère maman, murmurai-je, vous voici enfin délivrée et il vous faut dormir ! Vous avez un beau petit garçon ! » Jorgon arriva, il ne ramenait personne, après avoir parcouru quelques lieues, et il était fou de colère à cause du canon. « Elle dort, lui dis-je. Ne fais pas de tapage. Seulement, je me sens tout malade. J’ai le cœur qui bat, la tête qui tourne… je ne sais pas ce que j’ai. » Jorgon examinait notre mère, pétrifié ; de grosses larmes lui sautaient hors des prunelles, comme les gouttelettes d’une source bouillante. « Oui, fit-il, elle dort, elle est délivrée de tout, elle est morte ! » Je m’évanouis en m’imaginant que la toiture du belvédère s’effondrait sur moi.

Comment Jorgon, ce lourdeau, demeuré seul, entre un adolescent délirant de fièvre et un nouveau-né, put-il s’en tirer, je n’en sais rien. Il fallut un souvenir bien puissant, presque le remords d’une passion mauvaise, pour lui permettre tous ces tours de force ! Du village il vint quelques matrones récriminer et on le laissa dès qu’on le sentit bien décider à protéger les louveteaux. On ne nous a jamais beaucoup aimés dans les environs de Rocheuse, c’est justice, nous portons notre nom ! Jorgon dut chercher la nourrice. Il en dénicha une, je ne sais où, du côté de Lure, derrière Villersexel. Une aliénée, nous nous en aperçûmes tout de suite, mais on n’avait pas le choix. Elle bredouillait des