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nez-vous tranquille ! Cela résonne beaucoup, ici, parce que nous sommes très haut. Il ne viendront jamais jusqu’ici, rassurez-vous ! » « Je veux qu’ils viennent, rugissait-elle, je veux le revoir. Il est là, ton père, Il y est sûrement. C’est une grande bataille et tout l’état-major doit y être. Il m’a promis qu’il se laisserait tuer sans combattre ! Il l’a juré ! Et on va me le tuer ! Je ne veux pas qu’on me le tue. Il faut qu’il voie notre enfant !… » Ces hurlements de femme déchirée à la fois par l’irruption de la vie et l’approche de la mort, qui pourrait les oublier ! J’appelais Jorgon ; Jorgon ne revenait pas.

Ma mère était retombée sur son lit ; elle se tordait, s’entrait les ongles dans les flancs et semblait vouloir en extirper son fardeau de chair pour aller au secours de celui qu’elle avait condamné là-bas, à l’inaction devant l’ennemi. Cela dura je ne sais plus combien d’heures, puis elle eut un dernier cri affreux, un cri comme jamais je ne veux en ouïr par ma faute, et ne bougea plus. Est-ce qu’elle eut, vraiment, cette odieuse hallucination ? Le vit-elle quand elle dit, d’un accent prophétique : « On va me le tuer ! » Je ne suis pas assez superstitieux pour le croire, mais la volonté noble de cette Française l’avait déjà tué, sur le champ de bataille de son cerveau, lorsqu’elle lui fit jurer de ne pas combattre ses ennemis, et c’est depuis la nuit où elle te conçut, Éric, qu’elle voyait le baron de Fertzen à l’état de cadavre ! Elle mourut d’avoir tué cérébralement un homme ! Toi, tu es né de ces deux morts, la fleur de sang ! Et ce fut moi qui te cueillis pour te porter tout rouge dans ton berceau pâle.