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Je me rappelle les jours ténébreux de l’invasion comme je me rappelle les scènes d’hier soir. J’avais treize ans, mais les enfants de ce temps-là étaient moins blasés que ceux d’aujourd’hui. Je pouvais déjà souffrir en analysant mes souffrances et celles de mes voisins. Il s’opérait une bizarre réaction dans le cœur d’oiseau de ma mère. Éloignée de son vrai foyer, vagabonde suivie d’un enfant dont on n’osait plus nommer le père, elle se sentait à la fois inutile et sacrifiée, un peu sotte. Quand on parlait de nos succès, elle pleurait ; quand on disait : leur succès, elle avait une espèce de joie sauvage. Et, cependant, l’heure venue du fameux affolement au sujet des espions, elle interrompit net sa correspondance avec son mari. Alors, dans la nuit de l’absence, l’époux abandonné grandit d’une coudée d’ombre de plus !… Celle qui avait pensé pardonner à un ennemi se demanda si l’ennemi n’avait point à lui pardonner. Elle sanglota, d’abord tout bas, puis plus haut, comme la France demandant grâce, car elle se voyait vaincue. Nos parents, c’étaient une belle-mère un peu ridicule, vivant de flons-flons d’opérette et s’occupant des destinées des deux nations en piquant les cartes de petits drapeaux roses pour les Français, noirs pour les Prussiens, un sous-préfet, notre oncle, très solennel qui essayait des carabines à tir perfectionné sur des effigies de ulhans, dans la salle de billard, et, j’ajoute, Jorgon, un paysan rude et simple qui, ayant été, jadis, le compagnon de jeu de notre mère, s’était volontairement démis l’épaule pour se faire réformer et demeurer son domestique… Ne fais pas ce geste de