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se convulsa jusqu’à montrer l’émail de ses dents. On aurait dit que chaque fois qu’il s’éveillait, il abandonnait son âme. Il ouvrit enfin les yeux, regarda un instant, très attentivement, ses ongles, lissa ses cheveux, soupira et dit d’un ton désolé :

— Jorgon, mon vieux, tu m’embêtes. Il n’est pas encore l’heure de déjeuner.

— Je crois bien, répliqua Reutler, très gai. Il est presque l’heure du dîner. Il paraît qu’un héros cela dort aussi le lendemain des batailles. Bonjour, Éric !

Le jeune homme sauta sous ses couvertures. Jamais l’aîné ne venait chez lui. L’hercule noir avait horreur de ces appartements de petite maîtresse où l’on ne pouvait pas marcher sans déchirer une tenture et accrocher l’irritante fantaisie d’un bibelot.

— Ah ! ce que tu m’as fait peur, toi ! balbutia le cadet.

IL s’accouda dans son oreiller, les yeux pleins de larmes.

— Tu viens pour me tuer, dis ?

Reutler éclata d’un rire un peu forcé et haussa les épaules.

— Si je venais pour te tuer, mon cher, me conviendrait-il de te trouver tremblant comme une jeune fille qu’on désire, mettre à mal ? Ne puis-je donc entrer dans la chambre de mon frère sans qu’il en perde ses esprits ? Vrai Dieu, mon cher gamin, tu es excessif… Je viens seulement te demander un conseil.

Reutler poussa un fauteuil près de la barque chinoise et s’y assit, en retenant d’une main cette fragile coque de laque semblant toujours fuir à travers un océan d’étoffe soyeuse.