Page:Rachilde - Les Hors nature, 1897.djvu/19

Cette page n’a pas encore été corrigée

— Où l’as-tu trouvée ? Jorgon disait que ça n’existait pas.

— Je ne l’ai pas trouvée, je l’ai créée, si je puis me permettre cette expression ambitieuse. Mais l’air chaud, la lumière… Enfin, pourvu que cela dure une heure, c’est, sans doute, tout ce que tu demandes.

— Reutler, tu es un dieu.

— Merci bien. Étant dieu, j’empêcherais, d’abord, les hommes de changer la couleur de mes plantes. À propos : où allons-nous, ce soir ?

— Chez la comtesse de Crossac pour la rupture. Et après… petite noce… voir des filles… sais encore pas… au hasard !

Paul, en parlant, flairait la fleur avec un froncement de narines voluptueux.

— Et ce muguet sent le muguet, ma parole ! Jorgon, grand paresseux, dépêche-toi donc d’habiller mon frère.

Ce fut vite fait. L’aîné se débarrassa lui-même de sa redingote et prit, n’examinant rien, un habit de soirée de drap fort ordinaire. Jorgon administra un coup de brosse à ses cheveux bruns, poussant drus, du geste négligent d’un qui sait que celui-là n’y met pas la moindre coquetterie.

Toute la face de Jacques Reutler de Fertzen aurait témoigné de l’harmonie d’une âme vraiment noble, n’eût été le tourment douloureux de sa bouche que crispait un tic nerveux, suite d’une abominable fièvre d’enfance. Il ne riait presque jamais, craignant d’accentuer ce tic et de déformer son visage jusqu’à le rendre hideux. Imberbe, il en était réduit à caresser ses lèvres d’un mouvement