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Tenez, mon père, avez-vous rencontré quelquefois des chiens crevés sur votre chemin, le long d’un sentier, dans les champs ? J’en ai vu un, quand j’étais petite fille, près d’une ferme où je passais mes vacances, et ce chien mort avait les yeux bouffis, pleins de terre, garnis d’insectes grouillants, de brins d’herbes sèches… Eh bien, mon père, le regard de mon amant est ainsi, je vous le jure, il a l’œil du chien mort !

Elle s’interrompit pour sourire, et le prêtre vit ses dents briller, à travers le grillage, comme un reflet de couteau.

— Oui, mon père, je m’accuse d’être la maîtresse de ce borgne, moi qui n’aime que les belles choses et qui suis faite pour un beau garçon. La nuit, je me réveille en pensant que l’œil rouge va peut-être éclater dans les ténèbres et se disperser en feu d’artifice, m’inonder de gerbes d’étincelles ou de gerbes de gouttes de sang ! J’y pense quand je mange, j’y pense quand je bois, et je ne peux plus mordre mon pain et je ne peux plus avaler mon vin ; j’y pense quand je me regarde au miroir ; j’y pense quand je me penche sur l’eau… l’œil de mon amant borgne me suit partout ; il tache le ciel et alors il est grand comme le soleil ; il est, au soir, la lune qui se lève derrière un nuage ; il court dans les prairies quand je me promène, il est sur toutes les fleurs ; il est sur toutes les robes que je porte. Mon père, jamais supplice de damné ne fut plus épouvantable. Pour y échapper, vous m’ouvririez l’enfer