Page:Rabelais - Gargantua et Pantagruel, Tome I (Texte transcrit et annoté par Clouzot).djvu/57

Cette page a été validée par deux contributeurs.

et fut faite une belle charrette à bœufs par l’invention de Jean Deniau. Dedans icelle on le promenait par ci par là, joyeusement, et le faisait bon voir, car il portait bonne trogne et avait presque dix et huit mentons, et ne criait que bien peu ; mais il se conchiait à toutes heures, car il était merveilleusement flegmatique des fesses, tant de sa complexion naturelle que de la disposition accidentale qui lui était advenue par trop humer de purée septembrale. Et n’en humait goutte sans cause, car s’il advenait qu’il fût dépit, courroucé, fâché ou marri, s’il trépignait, s’il pleurait, s’il criait, lui apportant à boire l’on le remettait en nature, et soudain demeurait coi et joyeux.

Une de ses gouvernantes m’a dit, jurant sa fi[1], que de ce faire il était tant coutumier, qu’au seul son des pintes et flacons, il entrait en extase, comme s’il goûtait les joies de paradis. En sorte qu’elles, considérants cette complexion divine, pour le réjouir au matin, faisaient devant lui sonner des verres avec un couteau, ou des flacons avec leur toupon[2], ou des pintes avec leur couvercle, auquel son il s’égayait, il tressaillait, et lui même se bressait[3] en dodelinant de la tête, monocordisant[4] des doigts et barytonnant du cul.

DE L’ADOLESCENCE DE GARGANTUA.


Gargantua, depuis les trois jusques à cinq ans, fut nourri et institué en toute discipline convenante, par le commandement de son père, et celui temps passa comme les petits enfants du pays : c’est à savoir à boire, manger et dormir ; à manger, dormir et boire ; à dormir, boire et manger.

Toujours se vautrait par les fanges, se mascarait[5] le nez, se chaffourait[6] le visage, aculait[7] ses souliers, bâillait souvent aux mouches et courait volontiers après les parpaillons[8], desquels son père tenait l’empire. Il pissait sur ses souliers, il chiait en sa chemise, il se mouchait à ses manches, il morvait dedans sa soupe, et patrouillait par tous lieux, et buvait en sa pantoufle, et se frottait ordinairement le ventre d’un panier. Ses dents aiguisait d’un sabot, ses mains lavait de potage, se peignait d’un gobelet, s’asseyait entre deux selles le cul à terre, se cou-

  1. Sa foi.
  2. Bouchon.
  3. Berçait.
  4. Pinçant du monocorde.
  5. Se noircissait.
  6. Se barbouillait.
  7. Éculait.
  8. Papillons.