Page:Rabelais - Gargantua et Pantagruel, Tome I (Texte transcrit et annoté par Clouzot).djvu/32

Cette page a été validée par deux contributeurs.

textuellement reproduits de Geoffroy Tory, du poète Crétin, de Mellin de Saint-Gelais. Si l’on ne tenait compte des habitudes du xvie siècle, on ferait de Rabelais le plus audacieux ou le plus inconscient des plagiaires.

Mais si notre grand écrivain, comme beaucoup de ses contemporains, a été moins préoccupé de trouver du nouveau que de dire en meilleurs termes ce que d’autres avaient dit déjà avant lui, il faut avouer que son génie l’a merveilleusement servi. Tous ses emprunts se fondent dans l’ampleur du récit. On dirait qu’en passant dans son œuvre, ils deviennent originaux. Il se les est si bien appropriés, il les a si bien faits siens, que tous ces aliments divers sont « transmués en sang précieux ».

« Tel un grand fleuve, dit M. Brunetière après Michelet, ce fleuve de Loire dans les paysages duquel il a toujours aimé revivre les impressions de sa jeunesse : ni les obstacles n’en arrêtent où n’en détournent le cours ; il se grossit, en coulant, du tribut des eaux de la montagne ou de la plaine ; ses affluents, l’un après l’autre, viennent perdre en lui jusqu’au souvenir de leur source natale, et ni les sables, ni les débris qu’il emporte à la mer ne réussissent à troubler la limpidité de son flot… Ainsi de Rabelais ! La continuité de son récit n’en a de comparable ou d’égale que la largeur et la rapidité. Ses énormités même s’y noient. Et non seulement ce qu’il imite, il n’a pas besoin de le dénaturer pour se l’approprier, mais on dirait de ses modèles qu’ils sont nés ses tributaires, parce qu’il est poète, c’est-à-dire parce qu’il y a quelque chose en lui d’antérieur à ses emprunts. »

Poète ! Le mot semble étrange appliqué à l’auteur de Gargantua et de Pantagruel, et pourtant nulle qualification ne lui convient mieux. Celui qui fut un si piètre versificateur, fut un admirable poète en prose, et c’est ce qui lui assure dans la littérature une place que son talent de conteur n’aurait peut-être pas suffi à rendre incomparable.

Voyez l’œuvre ! n’a-t-elle pas comme une allure de poème épique ? Ses livres, qu’on a pu appeler des chants, célèbrent des batailles, des festins, des voyages sur mer. Le mer-