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âmes ni corps morts, — non en tuant les gens, comme Diomèdes tuait les Thraces et Ulysses mettait les corps de ses ennemis ès pieds de ses chevaux, ainsi que raconte Homère, mais en lui mettant un fantôme[1] parmi son foin et le faisant ordinairement passer sur icelui quand il lui baillait son avoine. Les trois autres le suivirent sans faillir, excepté Eudémon, duquel le cheval enfonça le pied droit jusques au genou dedans la panse d’un gros et gras vilain qui était là noyé à l’envers, et ne le pouvait tirer hors. Ainsi demeurait empêtré jusques à ce que Gargantua, du bout de son bâton, enfondra[2] le reste des tripes du vilain en l’eau, cependant que le cheval levait le pied, et (qui est chose merveilleuse en hippiatrie[3]) fut ledit cheval guéri d’un suros qu’il avait en celui pied, par l’attouchement des boyaux de ce gros maroufle.

COMMENT GARGANTUA, SOI PEIGNANT, FAISAIT TOMBER DE SES CHEVEUX LES BOULETS D’ARTILLERIE.

Issus[4] la rive de Vède, peu de temps après abordèrent au château de Grandgousier, qui les attendait en grand désir. À sa venue, ils le festoyèrent à tour de bras ; jamais on ne vit gens plus joyeux, car Supplementum supplementi chronicorum dit que Gargamelle y mourut de joie. Je n’en sais rien de ma part, et bien peu me soucie ni d’elle ni d’autre. La vérité fut que Gargantua, se rafraîchissant d’habillements et se testonnant[5] de son pigne[6] (qui était grand de cent cannes[7], tout appointé de grandes dents d’éléphants toutes entières), faisait tomber à chacun coup plus de sept balles de boulets qui lui étaient demeurés entre les cheveux à la démolition du bois de Vède.

Ce que voyant Grandgousier, son père, pensait que fussent poux et lui dit : « Dea[8], mon bon fils, nous as-tu apporté jusques ici des éperviers de Montaigu ? Je n’entendais que là tu fisses résidence. » Adonc Ponocrates répondit : « Seigneur, ne pensez que je l’aie mis au collège de pouillerie qu’on nomme Montaigu. Mieux l’eusse voulu mettre entre les guenaux[9] de Saint-Innocent pour l’énorme cruauté et vilenie que j’y ai connue, car trop mieux sont traités les forcés[10] entre les Maures et

  1. Simulacre, mannequin.
  2. Enfonça.
  3. Hippiatrique.
  4. (Sous-entender : de).
  5. Coiffant.
  6. Peigne.
  7. (Mesure des Hébreux).
  8. Vraiment.
  9. Gueux.
  10. Forçats.