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rafraîchit et reput quelque peu avec ses gens, et fit donner à sa jument un picotin d’avoine : c’étaient soixante et quatorze muids, trois boisseaux.

Gymnaste et son compagnon tant chevauchèrent qu’ils rencontrèrent les ennemis tous épars et mal en ordre, pillants et dérobants tout ce qu’ils pouvaient, et, de tant loin qu’ils l’aperçurent, accoururent sur lui à la foule pour le détrousser. Adonc il leur cria :

« Messieurs, je suis pauvre diable ; je vous requiers qu’ayez de moi merci. J’ai encore quelque écu, nous le boirons, car c’est aurum potabile, et ce cheval ici sera vendu pour payer ma bienvenue. Cela fait, retenez-moi des vôtres, car jamais homme ne sut mieux prendre, larder, rôtir et apprêter, voire, par Dieu ! démembrer et gourmander[1] poule que moi qui suis ici, et pour mon proficiat, je bois à tous bons compagnons. »

Lors découvrit sa ferrière[2], et sans mettre le nez dedans, buvait assez honnêtement. Les maroufles le regardaient, ouvrants la gueule d’un grand pied, et tirants les langues comme lévriers, en attente de boire après ; mais Tripet, le capitaine, sur ce point accourut voir que c’était. À lui Gymnaste offrit sa bouteille, disant : « Tenez, capitaine, buvez en hardiment ; j’en ai fait l’essai, c’est vin de la Foye-Monjau.

— Quoi ! dit Tripet, ce gautier[3] ici se gabèle[4] de nous. Qui es-tu ?

— Je suis, dit Gymnaste, pauvre diable.

— Ha ! dit Tripet, puisque tu es pauvre diable, c’est raison que passes outre, car tout pauvre diable passe partout sans péage ni gabelle ; mais ce n’est de coutume que pauvres diables soient si bien montés. Pourtant, monsieur le diable, descendez que j’aie le roussin, et si bien il ne me porte, vous, maître diable, me porterez, car j’aime fort qu’un diable tel m’emporte. »

COMMENT GYMNASTE SOUPLEMENT TUA LE CAPITAINE TRIPET ET AUTRES GENS DE PICROCHOLE.

Ces mots entendus, aucuns d’entre eux commencèrent avoir frayeur, et se signaient de toutes mains, pensants que ce fût un diable déguisé. Et quelqu’un d’eux, nommé Bon Joan, capitaine des Francs-taupins, tira ses heures[5] de sa braguette et cria assez

  1. Assaisonner.
  2. Flacon de voyage.
  3. Rustre.
  4. Se gausse.
  5. Son bréviaire.