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pressentis la grande vérité cachée dans cette touchante et mystérieuse histoire. Cette vérité, c’est le malheur de vivre, et la suite, puisque j’ai souffert la vie, me l’a assez révélé. Aujourd’hui, je ne sens plus cela de même : borné à de froides combinaisons intellectuelles, les grandes vérités de sentiment m’échappent ; que si, par intervalles elles viennent me rendre ma sensibilité passée, c’est pour enfoncer dans mon cœur la pointe dentelée du regret ! le regret d’avoir laissé venir trente ans sur ma tête, et d’avoir attendu la ruine de toutes les affections dont je fus l’objet ou la source ; le regret de ne m’être pas enveloppé dans le linceul funéraire au milieu des illusions d’une brillante jeunesse, de m’être laissé précéder dans la tombe par tout ce qui me fut cher !

Il ne serait peut-être pas difficile de prouver que le suicide, repoussé par les lois de la morale religieuse, est pourtant en harmonie avec l’esprit de toutes les religions en général, dont le principe le plus universel est d’exiger de l’homme le sacrifice de ses penchans les plus impérieux, de ses passions les plus naturelles. Dans tous les cultes possibles, en effet, l’adoration ne s’atteste que par le sacrifice ; et sans ce sacrifice plus ou moins déguisé, non seulement le culte, mais encore la religion n’existerait pas. Chez tous les peuples l’établissement d’un culte public paraît avoir découlé de l’idée d’une expiation