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en douter. Hélas ! que de beaux momens dans ma vie j’ai dévorés comme on avale d’impatience un mets insipide ! Tous les regrets du monde ne peuvent pas rappeler une heure perdue à ne pas vivre ; mais pourquoi la valeur du présent n’a-t-elle jamais de mesure que dans l’avenir ?

Je pensais à tout cela en considérant ces montagnes ; car la présence des grands tableaux de la nature m’a toujours fortement poussé à de sérieuses méditations sur la destinée de l’homme, et sur les vicissitudes particulières de la mienne. Le résultat de ces méditations, c’est que j’ai manqué la vie pour mon compte, et que je n’ai connu aucun homme qui fût dans les véritables voies.

faut que de puissantes leçons soient écrites dans les pages d’une nature majestueuse et sévère, pour que ses harmonies fassent toujours entendre au fond de notre âme, la voix du regret. Quand j’aperçois, au fond d’une vallée qui se resserre par degrés, un petit bois dominé par des rochers, et que je distingue à gauche, ou derrière, une petite maison, mon cœur bondit et s’écrie là : voilà où je veux être, et point d’hommes !

Ce point d’hommes peut paraître affreux ; et Dieu sait pourtant si c’est l’accent d’une fâcheuse et haineuse misanthropie ! Non ; mais c’est que les hommes actuels sont en discordance absolue avec les choses de la nature. Je sens cela ainsi, au point