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LES DÉPAYSÉS

re, de part et d’autre on ne découvrit rien. Un océan sans rivage séparait ses deux vies. Les médecins qu’on avait consultés sur ce cas étrange s’accordaient pour diagnostiquer les lésions cérébrales qui avaient oblitéré les souvenirs du passé.

Mille fois le jour il se demandait qui il était. Si un enfant pouvait se poser cette question il ne serait pas plus embarrassé pour y répondre. Il frappait et se heurtait à une porte d’airain.

La guerre venait de finir. Les troupes rentraient. Monsieur Jean ne voulut pas rester plus longtemps à charge à cette excellente famille à laquelle il avait rendu d’appréciables services. Il alla donc à Paris où il trouva de l’emploi chez un libraire. Il ne négligeait rien pour s’instruire. Il avait autrefois été un assez bon pianiste. Il découvrit par ses étranges tendances héréditaires qu’il avait du talent pour le piano. Il employa donc tous ses loisirs à l’étude de cet instrument. Bientôt il joua en artiste. Il commença à donner quelques concerts. Ses titres de soldat blessé lui attirèrent une sympathie qui lui facilita ses débuts. On alla l’entendre d’abord pour l’encourager, et on était pris par son talent original. Sa technique n’était pas très brillante, mais l’interprétation était si sincère, profonde, mystérieuse comme sa double personnalité. Il put vivre de cette façon pendant quatre ans. Les mêmes ténèbres voilaient toujours son passé. Ce fut pour lui des années d’immense tristesse, de découragement et d’ennui. La même question angoissante se posait toujours et toujours le même impénétrable mystère enveloppait sa vie. Quelquefois, la tête entre les mains, les tempes meurtries par la pensée fixe et lancinante de son identité, cherchant