Page:Raîche - Les dépaysés, c1929.djvu/16

Cette page a été validée par deux contributeurs.
16
LES DÉPAYSÉS

je l’aimais, mais que je choisissais l’autre par condescendance.

C’était une double victoire. L’une me prenait par la main d’un air vainqueur ; l’autre souriait mystérieusement à son secret.

Je grandissais, bientôt je pus lire. Grand’mère Ursule, dont les yeux s’affaiblissait chaque jour davantage, m’appelait dans sa chambre pour se faire faire la lecture. Elle se tenait assise dans un grand fauteuil, les pieds sur un tabouret. À sa portée se trouvait une petite console avec une statuette et son chapelet dessus.

Ma lecture, sans respect de la ponctuation et du sens, la jetait dans l’émerveillement. Elle se levait avec peine, ouvrait un grand coffret très sculpté d’où s’exhalait une senteur de bois de Santal, en tirait mille sucreries dont elle me comblait.

Grand’mère Adélaïde, qui ne cessait pas de remplir mes poches de toutes sortes de bonbons, disait :

« Elle gave cet enfant de friandises. Il n’y a rien de plus délétère pour la santé. C’est comme ça qu’on élève des enfants pâlots et rachitiques. »

Un jour que je lisais plus mal que d’habitude, en passant tous les noms dont la prononciation m’embarrassait, l’admiration de grand’mère Ursule déborda  : « Approche tout près, dit-elle, il me semble que je pourrai te voir aujourd’hui. » Et, je sentis la blanche caresse de ses doigts sur ma joue. Ses yeux cherchaient la lumière dans leur obscurité. « Non ! je ne peux te voir. » Une grande tristesse descendit dans sa voix.

« Grand’mère, fermez vos yeux fortement et regardez-moi dans votre âme, peut-être que vous me