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LES DÉPAYSÉS



LES DEUX AÏEULES


La maison de mon enfance était sur la pente d’un coteau. Le feuillage, en été, y versait des frissons de fraîcheur, et, lorsque les pommiers fleurissaient, leur âme odorante entrait par les fenêtres.

Je jouais quelquefois sur une pelouse de lumière où l’herbe se parlait en de subtiles senteurs pendant que les petites fleurs écoutaient le vent.

Sur la véranda, dans les lierres embrassés, les deux aïeules se querellaient doucement sans que l’une arrêtât son travail, et l’autre sa prière.

Elles ne pouvaient jamais s’entendre à mon égard : elles m’aimaient trop et s’aimaient mal en moi.

L’une, la grand’mère paternelle, était toute petite, octogénaire, pétulante, sourde. Elle voletait toujours, frémissante et inquiète.

L’autre, la grand’mère maternelle, était douce et blanche comme une statue. Presque aveugle, infiniment calme, sa prière toujours inachevée, murmurait sa vie.

Ces deux femmes s’aimaient dans un parfait désaccord. Elles pensaient m’aimer avec toute la sagesse de leur âge, en oubliant que l’amour n’a pas d’expérience.

J’en profitais comme je profitais de leur douce jalousie.