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FRIMAS ET VERGLAS

jeune fille. Elle était si brave, si joyeuse qu’il n’avait plus la force de lui dire ce secret. D’autre part, il se sentait presque heureux du nouveau rôle qu’il avait assumé. Il avait promis à son bienfaiteur de veiller sur sa fille. Pouvait-il le faire plus efficacement qu’en le remplaçant tout à fait.

La jeune fille l’entourait de la plus tendre affection. Elle voulait l’aimer pour combler les années de séparation. Et lui se sentait plus courageux à la tâche de vivre dans cette atmosphère de piété filiale. Il finit en quelque sorte par croire que c’était réellement sa fille. Il ne pourrait plus jamais lui dire le secret qui pesait sur son cœur. Chaque jour qui passait rendait cette révélation plus difficile.

Les attentions, l’affection que sa fille lui prodiguait, le voisinage d’une femme jeune et jolie ne tardèrent pas à créer une atmosphère capiteuse où il découvrit en interrogeant bien son cœur qu’il n’aimait plus la jeune fille comme aime un père, qu’il y mettait un autre sentiment mystérieux qui le rendait triste et lui faisait toujours désirer la présence de Marie. L’homme se réveillait. Et le soir à la porte de sa maisonnette pendant que Marie vaquait à ses derniers travaux, il songeait à toutes ces choses. Elle l’aimait, pourquoi ne pas tout lui révéler et l’épouser. Elle l’aimait sans doute comme on aime un père, non un mari. Tout lui révéler, non, c’était trop difficile. Tout lui révéler pour qu’elle l’accusât de l’avoir trompée, de lui avoir menti, pour s’en faire mépriser, non jamais il n’en aurait le courage.

Cependant la beauté et la jeunesse de Marie ne passaient pas inaperçues. François, le fils du voisin ne la voyait pas avec déplaisir. Il s’arrêtait pour lui parler et les dimanches il venait lui faire sa cour. Et elle paraissait touchée des avances du jeune homme. Et ce fut pour l’autre homme des heures de tortures où la jalousie le harcelait. Quelle dérision et quelle ironie ! aimer éperdument comme un amant et n’être aimé que comme un père. À certaines heures, il eût voulu crier son secret : Je ne suis pas ton père et chaque fois la honte de ses mensonges, l’effroi de la