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sa main convulsive, l’effigie diminuée et avilie de son amour. C’est cette pensée que je n’ai pu supporter. Avouez, mon cher Jérôme qu’il valait mieux faire ce que j’ai fait. Dites-moi que j’ai eu raison.

N’allez pas en conclure, cependant, qu’en renonçant à Julien j’aie renoncé à l’amour. Pensez-vous, maintenant que j’ai connu la douceur d’être aimée, que j’aille me contenter de l’amitié de la bonne Mme Bruvannes ou des excellents Subagny et passer le reste de mon existence en compagnie de la Duchesse de Lurvoix, de Mme Grinderel ou de Mme de Glockenstein ? Non, mon ami, je suis décidée à vivre et non à végéter, sans quoi il eût été bien inutile de vous quitter et d’abandonner notre cher Burlingame. Si je souffre de la résolution que j’ai prise, j’ai bien l’intention de ne pas demeurer inconsolable. J’aurai des amants, Jérôme ; cela est tout à fait probable. Ils ne vaudront pas sûrement celui qu’eût été M. Delbray, mais, au moins, ce qu’ils aimeront en moi, ce ne sera pas l’image de leurs illusions, ce sera la vraie femme que je suis, avec ses petitesses, ses imperfections, ses défauts, celle que Julien aurait bien fini, tout de même, par découvrir en moi et qu’aurait risqué de lui rendre intolérable la déconvenue de son idéal. Pauvre Julien, quel dommage qu’il n’ait pas su me voir telle que j’étais !

Que fait-il à cette heure ? Sans doute il s’est réfugié dans sa cabine et relit ma lettre. Il se lamente de n’avoir pas su se faire aimer de moi. Il s’accuse de maladresses qu’il n’a pas commises ; il me reproche ma conduite. Peut-être pleure-t-il tout simplement. Il me semble le voir. Il est assis devant le petit bureau où, durant le voyage, il aimait à écrire ses impressions sur un gros livre relié en parchemin. Peut-être me compare-t-il au serpent à deux têtes qui est gravé sur