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sa neurasthénie. Quant à M. Gernon, c’est, à tout prendre, un assez plaisant bonhomme. Il s’est révélé, entre le ciel et l’eau, grand diseur de madrigaux. Il faisait à Mme Bruvannes une cour de comique de vaudeville qui nous a assez divertis. J’étais en très bon termes avec ce vieux pantin, de même qu’avec M. et Mme Subagny, vraies figures de cabinet de cire. En somme, tout ce monde m’était assez indifférent et vous n’ignorez pas, mon cher Jérôme, que, pour moi, l’intérêt principal de ce voyage était concentré en la personne de M. Julien Delbray.

C’est de lui que j’ai maintenant à vous entretenir et je vais tâcher de le faire avec la plus entière franchise. Vous savez que j’avais accepté de me joindre à cette croisière parce que j’y voyais une occasion favorable d’étudier les sentiments de M. Delbray à mon égard et de me rendre compte définitivement des miens à son endroit. En m’embarquant, j’étais, je vous l’ai dit, sans grands doutes sur les premiers, mais je conservais quelque incertitude sur les seconds. Julien Delbray m’aimait, mais, moi aimais-je Julien Delbray ? J’avais deux mois pour éclaircir ce petit problème. Je n’ai pas eu besoin d’autant.

Je vous dirai donc, mon cher Jérôme, qu’en assez peu de temps les indices déjà sérieux que j’avais de l’amour de M. Delbray se changèrent en certitude. M. Delbray n’était pas seulement très amoureux de moi, il m’aimait, au grand sens du mot ; il m’aimait passionnément, profondément. Ses moindres paroles, ses regards, ses silences même en faisaient foi. J’étais aimée.

Il est délicieux d’être aimée, Jérôme, et c’est un spectacle bien agréable pour une femme que celui de l’amour qu’elle inspire, surtout, peut-être, quand cet amour est plein de respects, de timidités, de tendresse, de secret,