Page:Régnier - L’Amphisbène, 1912.djvu/250

Cette page a été validée par deux contributeurs.

sont allés aux îles du Cap-Vert et, de toute la croisière, personne n’a mis une fois le pied sur le pont. Au bout d’un mois, ils se sont retrouvés à Marseille comme ils en étaient partis, c’est-à-dire autour de la table de jeu. Morland perdait quatre cent mille francs et il ne restait plus une bouteille dans la cale. Voilà un voyage ! Mais ici, pouah ! C’est pourquoi tu es vraiment un chic type de t’être joint à ce convoi ; mais avoue que, moi aussi, j’ai fait quelque chose pour toi et que je mérite bien en retour que tu écoutes avec un peu de complaisance le récit de mes digestions et autres confidences du même intérêt, que diable !

Je ne comprenais pas du tout ce que voulait dire Antoine. En voyant ma mine interloquée, il me frappa sur le bras :

— Allons, mon vieux, ne fais donc pas l’imbécile ; tu sais bien ce que je veux dire. Tu ne vas pas me forcer à te faire remarquer les attentions délicates que j’ai eues pour toi. Eh bien, oui, quand tu as eu accepté l’invitation de ma tante, j’ai été pris de remords, à la pensée que tu allais passer deux mois en la sombre compagnie d’un gâteux de mon espèce, avec pour toute distraction la société quotidienne du vieux couple Subagny et de ce toqué de père Gernon. Alors, je me suis dit : « Qu’est-ce que ce malheureux Delbray va devenir sur cette galère ? » Moi, n’est-ce pas, j’ai mes occupations, je respire, je me tâte le pouls, j’examine ma langue, je suis mon régime, je tâche de refaire de moi quelque chose de plus présentable que la loque que je suis