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sir immédiat à des délicatesses de sentiment ? Eh bien ! M. Delbray a fait cela, et cela me dispose en sa faveur.

Néanmoins, je serai exigeante. Je veux bien être aimée, mais je veux l’être d’une certaine façon. Si M. Delbray remplit les conditions requises, je ne demande pas mieux que d’être un jour à lui. Mais M. Delbray saura-t-il me convaincre ? Saura-t-il exprimer ce qu’il ressent pour moi ? Ce qui m’effraie un peu à ce point de vue, c’est l’extrême réserve dont il a témoigné jusqu’à présent. Sans cette folle de Madeleine, j’ignorerais encore sa passion ! Cependant, je veux bien lui donner des chances. Saura-t-il en profiter ? Toute femme a besoin d’être conquise. Nous n’appartenons jamais qu’à ceux qui s’imposent à nous. M. Delbray est-il de ceux-là ?

Pendant deux mois, nous allons vivre côte à côte. C’est une belle occasion que je lui offre de me persuader de son amour, de m’en révéler la qualité. Qu’en résultera-t-il ? Je l’ignore. Je suis comme « l’amphisbène », dont notre yacht porte le nom. Irai-je en avant ou en arrière ? Nous verrons bien, et je vous l’écrirai au retour, mon cher Jérôme, car, pour le moment, j’ai assez abusé de votre patience et de votre attention. Si vous m’en aviez témoigné autant, lorsque nous étions mariés, je ne vous aurais jamais quitté et je serais encore avec vous à Burlingame au lieu de courir la mer sur le beau yacht de six cents tonneaux, filant onze nœuds à l’heure, qui emmènera, en compagnie d’un vieux ménage, d’une respectable dame latiniste, d’un savant en rupture de bibliothèque et d’un gros garçon neurasthénique, le couple « d’amphisbènes » que nous formons, M. Delbray et moi.

Adieu, mon cher Jérôme.

Votre vagabonde amie :

Laure de Lérins.