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suis incapable d’en goûter la rare faveur. Un grand amour occupe mon âme et me rend insensible à tout ce qui n’est pas lui. J’aime une autre femme. Je sais qu’elle ne m’aime pas et sans doute qu’elle ne m’aimera jamais, mais elle me rend tout autre amour impossible, même celui qui ne serait que du caprice et du plaisir. » Telles furent les paroles que prononça M. Delbray. Madeleine, je dois vous l’avouer, leur donna plus de pittoresque et moins de gravité en me les rapportant et les fit suivre de commentaires familiers que je ne vous répéterai pas. Je ne vous reproduirai pas non plus les rires dont elle accompagna son récit et le ton dont elle le conclut en ajoutant : « Tu sais, ton M. Delbray, je le retiens, c’est un drôle de type ! » Il y avait, d’ailleurs, peut-être un peu de dépit dans sa gaieté. Que voulez-vous, c’est bien naturel, Madeleine n’est pas habituée à de pareils discours et à de semblables procédés !

Et maintenant, mon cher Jérôme, j’ai aussi une confidence à vous faire. Croiriez-vous que si cette personne à qui faisait allusion M. Delbray était une certaine Laure de Lérins, je n’en serais nullement fâchée ? Bien plus, cela me ferait plaisir. La pensée que M. Delbray m’aimerait me serait même plutôt agréable. J’ai beaucoup réfléchi sur ce sujet. Certes, je ne suis pas amoureuse de M. Delbray, mais j’ai pour lui de l’estime, de l’affection et de l’amitié. Aussi, ne serais-je nullement offensée s’il parvenait à changer en moi ce sentiment en quelque chose de plus tendre et de plus intime. Que voulez-vous, je lui suis reconnaissante de la preuve d’amour qu’il vient de me donner. Bien peu d’hommes en seraient capables. Combien consentiraient à s’exposer au genre de ridicule qu’il a affronté en laissant sortir de chez lui, comme elle y était entrée, une Madeleine de Jersainville ? Combien d’hommes sacrifieraient un plai-