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son histoire, ou bien j’eusse imaginé sa vie à mon gré. Quel plaisir de lui attribuer des sentiments, de lui inventer des passions, des regrets, des chagrins et des joies, tout en nous promenant dans quelque campagne solitaire, d’un caractère plutôt attique, parmi le frisson des peupliers et le murmure des platanes ! Nous aurions connu l’heure par l’ombre tournante des cyprès. Nous nous serions assis sur des tombeaux et nous aurions bu à des fontaines. Les cailloux de marbre auraient roulé sous les semelles de cuir de ses sandales. Nos pas eussent marqué sur le sable des plages leurs empreintes alternativement égales. Nous nous serions arrêtés pour voir le coucher du soleil et nous serions rentrés à la ville, au moment où s’allument les premières étoiles. Doucement, elle aurait ouvert la porte de sa maison, et nous nous y serions assis côte à côte, puis elle m’aurait montré ses bagues, ses peignes, ses miroirs et j’aurais essayé d’y lire sa destinée…

Mais, hélas ! la porte de l’atelier de mon ami Jacques de Bergy était close, et aucune des petites figurines d’argile qui y vivent en leur gracieuse beauté n’est venue m’ouvrir. Aucune ne s’est glissée au dehors pour m’accompagner. Il faisait d’ailleurs bien froid pour qu’elles s’aventurassent par les rues, et je suis rentré seul chez moi, où j’écris ceci, tandis que le vent d’hiver siffle, intermittent et narquois, comme s’il voulait railler ma rêverie.