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réussissait à mon avantage. Je commençais à être tout à fait rassurée.

En somme, mon cher Jérôme, je passai une fin de journée excellente. J’éprouvais un sentiment de liberté et d’indépendance tout à fait agréable. Ce même sentiment, j’en avais joui, pour ainsi dire physiquement et socialement, à mon arrivée à Paris. Maintenant, c’était ma liberté sentimentale qui me paraissait assurée. J’étais délivrée du doute importun qui m’avait troublée. Je goûtais un calme délicieux, et je me laissai aller plus mollement aux coussins de la voiture. La corne d’avertissement résonnait comme un instrument de victoire. L’auto, à présent, suivait les quais de la Seine. Le fleuve coulait avec une heureuse lenteur. Tout me semblait harmonieux et parfait, et ce fut avec la souplesse délibérée de mes meilleurs jours que je grimpai les deux étages de Mme Rosine, lingère, rue Guénégaud.

Mme Rosine est une jolie personne, un peu fanée. Elle a les doigts longs et délicats et ce me fut un vrai plaisir que de la voir manier les fins linons et les dentelles légères. J’avais enlevé mon chapeau et mon corsage et j’essayais de gentils cache-corset dont Mme Rosine me vantait les avantages, les qualités et les agréments. Je l’écoutais avec distraction en examinant dans une glace l’agréable image qu’y faisaient la ligne élégamment tombante de mes épaules et l’aimable rondeur de ma gorge. Certes, je n’aurais pas eu à offrir à M. Delbray la même opulence de formes que mon amie Madeleine ; néanmoins le don de ma personne n’eût pas été non plus à dédaigner. Mais le destin en avait disposé autrement et M. Delbray ne serait jamais à même de faire la comparaison à laquelle je me livrais, tandis que Mme Rosine achevait d’ajuster la fine lingerie qu’elle était en train de m’essayer.