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état continu. Ce n’est dans notre vie qu’une série de crises momentanées auxquelles il convient de ne donner dans notre existence que la place qu’elles méritent…

Ces propos de Jacques de Bergy me revenaient à l’esprit en sortant de chez lui. Ce sont peut-être des paradoxes, mais jusqu’à présent Bergy y a conformé sa conduite scrupuleusement, si scrupuleusement même qu’il est parti, il y a quelques jours, pour une de ses fugues coutumières. Certes, je suis assez son ami pour lui souhaiter, dans ce déplacement galant, tout le plaisir possible, et cependant, je l’avoue, j’ai été contrarié de trouver sa porte close. J’aurais aimé à passer aujourd’hui une heure ou deux dans son atelier. Ce n’est pas pourtant que Bergy soit toujours un causeur disposé au bavardage. Souvent il est taciturne et distrait, mais ses silences mêmes ont leur charme. Je sais, d’ailleurs, qu’ils ne marquent point qu’on l’importune. Il me l’a dit plus d’une fois. Ma présence ne trouble ni son travail, ni sa rêverie. Nous demeurons, l’un en face de l’autre, à fumer ; lui, accroupi sur son divan ; moi, allongé dans un fauteuil à bascule. Quand il travaille, ma venue ne l’interrompt pas, car il sait que j’aime à le voir travailler. Tantôt, il couvre d’esquisses de grandes feuilles de papier gris, tantôt il modèle, dans la glaise ou la cire, quelque figurine. Je le regarde faire et je me tais. La blancheur de l’atelier, aux murs passés à la chaux, sa large baie vitrée, à travers laquelle se répand la lumière, me procurent