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le monde. Quelle belle poissarde, quelle belle boulangère elle eût été ! Elle est de haute taille, vigoureuse et trapue, carrée et équarrie. Elle a de beaux gros traits, de beaux gros yeux. Elle a le corps bâti à chaux et à sable. C’est, je vous le répète, le type parfait de la bourgeoise. On la croirait, à la voir, uniquement préoccupée de soucis de ménage et de soins matériels. Eh bien ! l’on se tromperait singulièrement ! Sous cette enveloppe vigoureuse, sous cette allure ménagère, Mme  Grinderel cache une âme falote et romanesque et une incapacité absolue de diriger sa maison.

Avec son aspect martial, Mme  Grinderel est une rêveuse et une étourdie. Son inaptitude aux choses de la vie courante est extraordinaire. Elle n’y entend exactement rien. Elle le sait, et il lui en est venu une sorte de timidité particulière. Discuter avec des fournisseurs, commander à des domestiques constitue pour elle un véritable supplice. Donner des ordres lui apparaît un acte presque surhumain. Aussi est-ce Grinderel qui s’occupe de tout chez lui, qui ordonne les repas, règle la dépense, fait les achats. Il va même jusqu’à surveiller les toilettes de sa femme, et on l’a vu plus d’une fois, au sortir de quelque grave conseil d’administration où se sont débattus d’énormes intérêts financiers, faire arrêter son coupé à la porte de la couturière à la mode ou de la modiste en vogue.

À cette intervention conjugale, Mme  Grinderel gagne d’être une des femmes les plus singulièrement habillées et coiffées de Paris, mais, par contre, l’hôtel Grinderel est admirablement tenu. M. Grinderel a la tradition des grands traitants et des somptueux fermiers généraux d’autrefois. Ce petit homme gringalet, qui n’a que le souffle et qui, avec ses lunettes à double verre et à branches d’or, semble à moitié mort et à demi aveugle, est