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devancer dans cette reprise de nos existences, mais le désir en était en nous simultané. Nous croyions nous toucher par nos racines et nous avions simplement mêlé nos branches. Un moment est venu où, d’un commun accord, nous nous sommes dégagés. Le phénomène était inévitable et nous n’avons pu l’éviter. La crise, heureusement, n’eut rien de tragique. Nous l’avons tous deux fort bien supportée.

Je ne veux pas dire du tout que nous ne nous soyons pas aimés. Quant à moi, vous savez le sentiment que j’ai éprouvé pour vous. On peut le considérer comme de l’amour, si l’on ne trouve pas indigne de ce nom un mélange de sympathie, d’estime, d’amitié et de quelque chose de plus encore. Je sais bien que tout cela ne compose pas l’amour, tel que le définissent les romanciers, mais c’est ainsi que le ressentent bien des honnêtes gens et qui se contentent de ce pis aller. Pour vous, je ne doute pas que vous ne m’ayez aimée à votre façon. Vous m’avez honorée d’un goût violent, assez violent même pour faire taire, momentanément au moins, vos autres intérêts. J’y pensais, l’autre jour, dans ce parloir de Sainte-Dorothée où j’étais allée rendre visite à ma tante de Brégin. En attendant qu’elle parût, je me représentais votre entrée, dans ce même parloir, il y a cinq ans. Vous y veniez pour accomplir une corvée. Tout à coup, par hasard, vous avez regardé vers le coin de la salle où je me trouvais. Il y avait là une petite pensionnaire qui portait le vilain costume de la maison ; mais sous cette robe mal taillée, vous aviez deviné un corps bien fait ; dans cette pensionnaire, vous aviez découvert une jeune fille ; dans cette jeune fille, une femme et, soudain, vous sentîtes un brusque désir d’être regardé par ces yeux, touché par ces mains, appelé par cette bouche. Puis la possession de cet être, encore tout à