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En réalité, ma brave tante craignait pour ma vertu et redoutait visiblement que je ne la susse pas conserver intacte. Quoi donc, alors, j’aurais des amants ! Des amants ! Elle pinçait les lèvres à cette pensée déshonorante, cependant elle n’osa pas me faire part de ses suppositions. À ce sujet encore, je fus sur le point de la rassurer, mais vraiment je lui avais déjà donné assez d’assurances pour une première visite et je ne résistai pas au plaisir de laisser travailler un peu sa faible tête sur cette matière et même de la taquiner méchamment, en amenant dans la conversation le nom de Madeleine de Jersainville. J’avouai que je venais de passer justement six semaines chez elle, dans sa propriété des Guérets.

À ce nom et à cette nouvelle, ma tante fit la figure la plus comiquement dépitée qui se puisse voir. Quoi, à peine débarquée d’Amérique, me trouvant dans une situation qui m’imposait les ménagements les plus délicats, je fréquentais intimement une Madeleine de Jersainville ! La mère Véronique était positivement à la torture. La charité lui interdisait de me révéler les folies amoureuses de Madeleine ; la charité aussi lui commandait de me mettre en garde contre de si pernicieuses relations. Que devait-elle faire ? La solution de ce problème n’avait pas été prévue dans les instructions que la mère Véronique avait dû recevoir en haut lieu. Cependant, comme je craignais que ma tante ne prît l’initiative de m’avertir du danger et, comme je ne voulais pas risquer d’écouter sur Madeleine des propos embarrassants, j’alléguai l’heure et demandai la permission de me retirer. Ma tante fut toute heureuse de la diversion qui lui donnait le temps d’en référer à qui de droit. Quand nous nous quittâmes, elle me tapota affectueusement la joue en me disant : « Allons, ma petite