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Je ne voudrais pas que vous supposiez que M. de Jersainville soit pareil à ces Chinois abrutis que nous visitâmes un soir. Jersainville n’est pas un monomane qui s’abandonne à son vice. C’est un amateur intelligent qui satisfait son goût avec prudence et mesure. C’est un passionné qui cultive sa passion avec ordre et méthode, qui veut la faire durer et en tirer tout le plaisir possible sans se laisser complètement dominer par elle. Aussi met-il, quand il le faut, des points d’arrêt à son intoxication. Il la suspend et la limite. Il sait la réduire et la gouverner. Il est encore capable d’une tempérance relative. Il ne fume pas avec frénésie, mais avec calme, conscience et raisonnement.

Néanmoins, comme tout fumeur d’opium, même raisonnable, il a le goût du prosélytisme. La première conversion qu’il songea naturellement à opérer fut celle de Madeleine, mais Madeleine est réfractaire à la « drogue » et pleine d’un sain mépris pour ces pratiques. Elle n’a nul besoin et nulle envie d’oublier la vie, qu’elle juge bonne. Elle trouve inutile d’obscurcir de fumée la flamme capricieuse et claire de ses yeux. Les rêves ne lui disent rien. La réalité lui suffit. Sur ce point, nous sommes du même avis, Madeleine et moi. Aussi vous pensez bien que, pas plus qu’elle, je ne me suis laissé convaincre par les arguments de Jersainville. Pour le moment, du moins, toute cette « piperie » ne me tente guère. Peut-être, plus tard, n’en sera-t-il pas ainsi. Quand je serai revenue de bien des choses, quand j’aurai vécu davantage, peut-être serai-je heureuse de trouver ce refuge contre l’ennui, contre la solitude, contre la vieillesse ? Maintenant, grâce au ciel, je n’en suis pas là. Et c’est ce que j’ai déclaré à Jersainville, le jour où, tout à fait en confiance avec moi, il m’a fait visiter sa fumerie et m’a proposé galamment l’usage de sa plus belle pipe chinoise.