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non pour courir les routes en touriste ; en un mot, qu’il ne serait obligé à rien envers moi. Lorsqu’il fut bien sûr que j’étais une visiteuse inoffensive à ses manies, il me trouva tout à coup adorable. Eh quoi ! j’aimais à rester tard au lit, à rôder de longues heures dans le jardin, à faire des promenades solitaires dans la forêt, à demeurer assise dans un fauteuil et à bavarder interminablement avec Madeleine. Je ne demandais à voir ni Chenonceaux, ni Chambord, ni Azay, ni Ussé. Un pareil désintéressement de ma part dépassait toutes ses espérances. Il me l’avoua naïvement. Comprenant que je ne menaçais pas sa sécurité, il eut pour moi toutes les prévenances dont il est capable.

Je dois dire, cependant, que ce n’est pas énorme. Jersainville est l’être le plus distrait, le plus braque, le plus dans la lune que j’aie rencontré. Il est ainsi par nature. Il y a des moments où il est vraiment absent de tout ce qui l’environne. J’ajouterai que cette distraction naturelle est encore augmentée chez lui par une circonstance aggravante : Jersainville a été, avant qu’il donnât sa démission pour se marier, attaché pendant trois ans à la légation de Chine à Pékin. Pendant ces trois ans de Chine, il a pris l’habitude de fumer l’opium, ce qui n’a pas peu contribué à faire de lui le distrait qu’il est à un point si remarquable. Sa sympathie à mon égard s’est renforcée de l’indulgence qu’il a rencontrée chez moi pour un goût que je n’ai pas le courage de blâmer. On est bien libre de chercher le moyen qui vous plaît le mieux pour embellir la vie. Madeleine a le sien, que je vous dirai plus tard ; Jersainville a trouvé celui-là, et tout est pour le mieux.

Cette indulgence pour mon opiomane tourangeau et pour ses pareils m’est venue, mon cher Jérôme, de nos courses à travers la China-Town de San Francisco.