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Je me souviendrai toujours de la première fois où je vous aperçus au parloir. J’y avais été appelée par la vieille comtesse de Felletin, et j’avais dû subir le contact trop affectueux de son menton barbu. Vous, vous étiez venu à Sainte-Dorothée pour y voir la fille de votre ami M. Hinland, de San-Francisco, qui se perfectionnait parmi nous dans la connaissance du français. Vous deviez rapporter à son père des nouvelles de notre petite condisciple. Cette mission n’avait rien de dangereux, et cependant elle vous valut une étrange aventure. Vous ne vous attendiez pas, en venant sans méfiance à Sainte-Dorothée, à en ramener avec vous, en Amérique, une grande fille comme moi. C’est le diable qui vous a joué ce diable de tour !

Oui, vous, un garçon sérieux, très sérieux même, puisque vous n’aviez pas craint de vous expatrier pour chercher fortune dans le nouveau monde, vous y avez ramené une petite Française, sans sou ni maille. Et c’était d’autant plus curieux que vous aviez juré de ne jamais vous marier ! Vous aimiez votre liberté, votre vie de travail. Après de dures années de déceptions et de tâtonnements, vous étiez arrivé à acquérir une belle indépendance pécuniaire. Ah ! vous n’étiez pas ce que l’on appelle riche en Amérique, mais vous étiez ce que nous nommons en France un « bon parti ». Enfin, vous aviez atteint le moment où vous pensiez jouir de votre liberté et de votre fortune. Après dix ans d’absence, vous reveniez à Paris pour goûter les plaisirs de la situation que vous vous étiez laborieusement acquise et que vous comptiez bien mener haut et loin. L’instant vous semblait propice pour reprendre pied à Paris, y renouer vos relations, fréquenter les petits théâtres, vous divertir avec des dames du demi-monde et en rapporter là-bas d’agréables souvenirs. Eh bien, non, mon pauvre