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Car j’aime !

Comme c’est singulier que les plus grands et les plus graves événements de la vie — et en est-il un plus considérable et plus prodigieux que d’aimer ? — se produisent avec tant de simplicité ! On leur rêverait quelque mystérieuse préparation. Ils devraient être précédés d’éclairs précurseurs, de signes préalables. D’étonnantes appréhensions devraient avertir de leur approche. Pourquoi pas une apparition d’étoile dans le ciel, pourquoi pas quelque mouvement de la terre et des eaux ? À défaut de ces manifestations, au moins quelque pressentiment fort et secret qui donne à tout une couleur particulière ! Mais non, avant cette rencontre, qui aura été l’heure décisive de ma vie, rien ne pouvait m’en faire deviner la venue. Qu’éprouvais-je, auparavant ? Depuis quelques mois, un sentiment de mélancolie et d’inquiétude, une certaine impression d’anxiété et d’attente. Et l’existence continuait monotone et régulière et j’en notais par désœuvrement les petites circonstances sans intérêt sur le cahier de Pompeo Neroli. Rien d’anormal ne se passait en moi et autour de moi, et cependant, quelque chose d’extraordinaire allait s’accomplir.

Oui, comment se faisait-il que, le jour où mon destin m’allait être révélé, je fusse le même que la veille ? Je m’étais levé, comme je me lève, chaque matin ; je portais le même vêtement ; j’avais les mêmes pensées et, pourtant, j’étais sur le point d’être favorisé d’une merveilleuse félicité. Je tou-