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l’abbaye d’évolayne

douleur ignorée ne trouble pas le mensonge de la nature. Elle pensait à tous les cœurs comme le sien déchiré auxquels la dignité humaine impose le même silence. Elle croyait entendre l’effroyable plainte dont retentirait la terre, si un ange enlevait tout à coup, ne fût-ce qu’une seconde, le sceau qui pèse ici-bas sur l’âme et sur la chair souffrantes. La splendeur des choses n’abuse que quelques heureux, mais pour elle ce matin si pur était une imposture, l’apparence trompeuse qui recouvrait la tragédie universelle.

Sa beauté aussi pouvait être un mensonge et dissimuler sa douleur. C’est pourquoi elle n’en avait pris nul soin. Elle portait sa robe de voyage en jersey de laine, toute simple. Ses cheveux n’étaient point ondulés, sa coiffure trop régulière la vieillissait. Nul fard n’avivait son teint altéré par l’insomnie. Pourtant son visage n’était point de ceux dont l’aspect serre le cœur, La maladie, la pauvreté, révélées par l’épuisement du corps, la pâleur ou la contraction des traits excitent aisément la pitié. L’amour aux abois ne se manifeste que par des larmes, signe commun de toutes les douleurs, les plus puériles comme les plus nobles et par cela même sans portée. Il fallait qu’elle évitât de pleurer devant Michel, car les larmes amollissent ceux qui les versent. À leur débordement succède une accalmie béate où l’âme fatiguée accueille n’importe quelle promesse et follement se reprend à l’espoir du bonheur. Elle devait se dominer et tout d’abord peut-être se taire. Le silence est éloquent. Il présentait pourtant des inconvénients. Si elle se taisait, c’est Michel qui parlerait. Elle se savait trop sensible à sa voix, trop prompte à