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l’abbaye d’évolayne

une compassion presque enjouée ; féminine, trop féminine, toute en contrastes et revirements qu’elle croit définitifs. La première tentation sérieuse vous a vaincue Vous vouliez être toujours soulevée par la grâce, vous n’avez pu supporter de vous trouver un peu dans la nuit et privée de bonheur.

— Vous vous trompez, dit-elle fièrement. En quittant Helmancourt je n’ai pas cédé, comme vous semblez le croire, à un accès passager de révolte. J’ai jugé qu’aucun être sincère ne pouvait accepter un mode de vie qui ne correspondait pas à ses aspirations profondes, à ses croyances, mais il m’a fallu plus de courage que de lâcheté pour m’évader du cloître : la liberté n’était pas un bien pour moi. Allez, je sais supporter la douleur, car c’est par elle que tout s’achète, mais le désespoir est stérile et j’ai atteint le désespoir.

À sa grande surprise, cet aveu si grave, auquel Michel aurait dû répondre par un tel sursaut de pitié, ne le troubla aucunement. Nul être heureux ne sait faire l’effort nécessaire pour quitter au premier appel les sommets lumineux où il repose et, pèlerin de l’abîme, pénétrer dans les ombres où se débat son frère. La charité la plus appliquée, la plus tendre ne descend pas au delà d’une certaine zone de douleurs : qu’est-ce que la maladie pour celui dont le corps n’a jamais subi de faiblesse ni de diminution ? qu’est-ce que la mort pour le jeune cœur où bat la vie assourdissante ? Le prêtre, plein de certitude, sait que certains esprits peuvent tomber dans le doute absolu, la révolte totale, mais un tel crime si exceptionnel, si rare, garde peu de vraisemblance pour lui. La plupart du temps le désespoir n’est à