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C’est donc pourquoy, si jeune abandonnant la France,
J’allay, vif de courage et tout chaud d’espérance,
En la cour d’un prélat[1] qu’avec mille dangers
J’ay suivy, courtisan, aux païs estrangers.
J’ay changé mon humeur, altéré ma nature ;
j’ay beu chaud, mangé froid, j’ay couché sur la dure[2] ;
Je l’ay, sans le quitter, à toute heure suivy ;
Donnant ma liberté je me suis asservy,
En public, à l’église, à la chambre, à la table,
Et pense avoir esté maintefois agréable.
Mais, instruit par le temps, à la fin j’ay connu
Que la fidélité n’est pas grand revenu ;
Et qu’à mon temps perdu, sans nulle autre espérance,
L’honneur d’estre sujet tient lieu de récompense :
N’ayant autre interest de dix ans ja passez,
Sinon que sans regret je les ay despensez.
Puis je sçay, quant à luy, qu’il a l’ame royalle,
Et qu’il est de nature et d’humeur liberalle.
Mais, ma foy, tout son bien enrichir ne me peut,
Ny domter mon malheur, si le ciel ne le veut.

  1. En la cour d’un prélat…] Ne serait-ce pas François de Joyeuse, cardinal en 1583, et archevêque de Toulouse en 1585 ? Ce prélat fit plusieurs voyages à Rome, où Regnier, en 1583, n’ayant encore que vingt ans, le suivit, et s’attacha à lui jusqu’à la fin de 1603, sans en avoir tiré de récompense, puisque le premier bénéfice qu’il ait eu, et qu’il obtint par une autre voie, fut un canonicat de Chartres, en possession duquel il entra le 30 juillet 1604. J’ajoute à ces conjectures le mot cour, dont le poëte use ici, et l’idée qu’il donne, dans les vers suivants, de la magnificence du prélat.
  2. J’ai beu chaud.....] J.-B. Rousseau, épigr. xxv, liv. 2 , définit ainsi un courtisan :
    . . . . . . . . . . . . . C’est un être
    Qui ne connoît rien de froid ni de chaud ;
    Et qui se rend précieux à son maître,
    Par ce qu’il coûte, et non par ce qu’il vaut.