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SATYRE I.

Se sonder, s’exercer, avant que s’employer ;
Comme fait un luiteur[1] entrant dedans l’arène,
Qui, se tordant les bras, tout en soy se démene,
S’alonge, s’accoursit, ses muscles estendant,
Et, ferme sur ses pieds, s’exerce en attendant
Que son ennemy vienne, estimant que la gloire
Jà riante en son cœur luy don’ra[2] la victoire.
Il faut faire de mesme, un œuvre entreprenant,
Juger comme au suject l’esprit est convenant ;
Et quand on se sent ferme, et d’une aisle assez forte,
Laisser aller la plume où la verve l’emporte.
Mais, Sire, c’est un vol bien eslevé pour ceux
Qui, foibles d’exercice et d’esprit paresseux,
Enorgueillis d’audace en leur barbe première,
Chantèrent ta valeur d’une façon grossiere :
Trahissant tes honneurs, avecq’la vanité
D’attenter par ta gloire à l’immortalité[3].
Pour moy plus retenu, la raison m’a faict craindre ;
N’osant suivre un suject où l’on ne peut atteindre,
J’imite les Romains encore jeunes d’ans,
A qui l’on permettoit d’accuser impudans[4]
Les plus vieux de l’estat, de reprendre et de dire

  1. Luiteur… Aujourd’hui on dit lutteur et lutte.
  2. pour déjà ; don’ra pour donnera, par syncope. Cette licence que prenoient nos anciens poëtes est à regretter aujourd’hui ; elle donnoit au vers françois une vivacité et une concision qui lui manquent trop souvent.
  3. Avecq’ la vanité D’attenter par ta gloire à l’immortalité.] Boileau s’est emparé de cette idée en en affaiblissant l’expression, à notre gré, par ces vers :
    Et mêle, en se louant soi-même à tout propos,
    Les louanges d’un fat à celles d’un héros.
  4. Lenglet-Dufresnoy dit qu’impudans est là pour impudemment, hardiment. Il se trompe : impudans est un adjectif qui se rapporte à jeunes Romains, et non pas un adverbe. C’est ainsi que Ronsard a dit :
    . . . . . . . . . . Et la terre commune,
    Sans semer ni planter, bonne mère, apportoit
    Le fruit, etc.
    et que Regnier lui-même dit plus loin, satire ii vers 28 :
    Et que ces rimasseurs . . . . . . . . . .
    N’approuvent impuissans, une fausse semence.