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de l’éternité.

De là, le devoir du poëte n’est pas seulement de le faire parler comme il a réellement et humainement parlé ; non-seulement il faut qu’il lui fasse dire les choses que sa bouche n’a pas dites et que son cœur a pensées ; mais il faut encore qu’il lui fasse révéler le secret de sa vie, qu’il a lui-même ignoré. En un mot, il faut qu’il fasse parler en lui la providence et l’intelligence universelle, bien plus que la voix d’une personnalité solitaire et capricieuse. Le personnage épique n’est pas seulement une personne ; c’est un type, un siècle, une époque qu’il renferme en lui, et qu’il doit exprimer. Il y en a qui représentent un peuple, d’autres une race, d’autres l’humanité entière, à une certaine époque ; mais, quoi qu’ils fassent, ils ne sont jamais seuls avec eux-mêmes, privés longtemps de la divinité, comme le héros du drame. S’il restait sur cela la moindre obscurité, elle disparaîtrait par la comparaison de l’Agamemnon d’Homère et de l’Agamemnon d’Eschyle, ou du Cid des romanceros et du Cid de Corneille.

Le rapport de l’épopée et de l’histoire est implicitement contenu dans ce qui précède. L’épopée ne copie pas l’histoire ; elle ne la contredit pas ; elle la transforme. Elle s’empare des souvenirs du monde, comme de choses éternellement vivantes, et elle leur prête une organisation nouvelle. Le devoir de l’historien est de se transporter dans le passé, de s’identifier avec lui ; celui du poëte est d’imposer à ce qui n’est plus la figure de ce qui est, d’immortaliser le passé, le présent et l’avenir, dans un même moment, qui est le moment de l’art. L’historien s’appuie sur un fait qui a été, qui ne sera plus, qui ne peut pas être autre que ce qu’il a été ; le poëte s’appuie sur la tradition qui est, qui dure encore, qui se développe et s’accroît par son œuvre. Plus qu’aucune autre forme de l’art, l’épopée concourt à la civilisation, parce qu’elle est elle-même la transformation continue du passé dans l’avenir, ou, pour mieux dire, le spectacle de la vie même, à son principe et dans son développement. Aussi les plus grands poëtes ont-ils été les plus grands instruments de