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et les meilleures années de ma vie dans les bras des soldats et dans les camps de l’empire, je n’ai pas été tout à fait le maître de choisir mes souvenirs.

Souvent il m’est arrivé, ainsi qu’à d’autres hommes de mon temps, de penser qu’il eût été bien de mourir dans ces saintes batailles de 1814 et de 1815, où s’agitait la question de tous, non pas la question d’un seul ; mais, l’âge m’ayant manqué pour cela, et plusieurs des événements qui ont suivi ayant plutôt confirmé qu’effacé ce regret, j’ai cherché du moins à entretenir en moi-même et dans quelques autres la commémoration de tant de glorieuses morts ; et si j’ai échoué ici dans mon entreprise, j’espère n’être accusé ni par les vainqueurs ni par les vaincus d’avoir inconsidérément profané leur mémoire.

Une raison plus spécieuse de repousser cet ouvrage sans examen reposerait sur l’idée presque universellement admise que l’esprit français est impropre à l’épopée, et que notre langue est privée du génie héroïque. Pour donner à cette opinion sa valeur précise, il n’est pas inutile de voir dans quelle époque elle s’est formée. Personne n’ignore aujourd’hui que la France du midi et du nord a produit au moyen âge plus de monuments épiques qu’aucune autre contrée de l’Europe ; le jour n’est pas loin où la publication des manuscrits du douzième et du treizième siècle ne laissera plus sur cela aucun doute. Les écrivains du siècle de Louis Xiv, poussés dans d’autres voies, négligèrent presque entièrement la question de l’épopée.

Cette question ne parut décidée en France qu’après l’expérience de Voltaire. On ne vit pas alors que les critiques provoquées par la henriade accusaient l’époque où elle fut écrite, bien plus que le génie même de la langue française. Le dix-huitième siècle, prêt à délier toute tradition, était le contraire des époques épiques ; il n’était guère possible que les guerres de la régence réveillassent l’héroïsme éteint. Par un effort de génie tout individuel, Voltaire s’éleva à de brillantes imitations de la poésie alexandrine et romaine. Mais un homme a beau faire ; dans ce genre de poésie, si la